Un homme se réveille dans un paysage médiéval. Entre maux de têtes et rêves révélateurs, il essaie de reconstruire son passé et se laisse guider par des gens dont il ne parle pas la langue et qui l’hébergent tant bien que mal avant de l’envoyer dans un cloître non loin de là. Il comprendra au fil des rêves qu’il y a été envoyé par l’entreprise „afterlife solutions“ pour déterminer qui a été le véritable architecte du dôme de l’abbaye de St. Benedict – construit avant les premiers dômes d’Italie, ceci au profit de riches clients qui voudraient voir croître la valeur de leur bien. Dans les nouvelles qui suivent, les trames narratives sont autant individuelles – un homme qui essaie de se venger face aux harceleurs de son enfance dans „Mickey“ – que politiques, lorsqu’une comédienne décide d’assassiner le leader d’une espèce qui a pris le pouvoir sur l’humanité dans „Twice Daily, at 8 a.m. and Noon“.
On y retrouve toujours des quêtes, individuelles ou collectives, mais, au contraire de la doctrine du libéralisme, dans ces nouvelles, les décisions de faire quelque chose ne font pas avancer dans une progression linéaire vers un résultat, mais font se répéter les accidents en variations à l’intérieur de systèmes clos, ramenant les protagonistes vers des situations bien proches de celles du départ, ou les faisant tourner dans des „loopholes“ de l’enfer. Les descriptions délicates, presque cinématographiques, d’un vocabulaire précis, d’un ton neutre et détaché (ou profondément sarcastique par là même sa neutralité) – rendent les textes vivants. Le recours à des champs lexicaux bien choisis cale les microcosmes des nouvelles, notamment le langage animalier très présent dans „The Idiot of St. Benedict“, lorsque les hôtes sont des éleveurs de cochons. Le lecteur sent que le fond et la forme se retrouvent ici aussi pour créer des boucles inextricables: à la fin d’une lettre d’appel à l’aide parce que toute l’humanité perd sa mémoire, on trouvera „If I have written you this letter before, please excuse me“.
Jeux d’ombres
Métaphoriquement chargées, les nouvelles fonctionnent comme des jeux d’ombres, où, telles les tragédies grecques où chaque geste humain reflétait les ombres incommensurables des plans divins, les errements des individus portent avec eux les problèmes et angoisses de toute la société. Dans une bonne partie des nouvelles, ce jeu d’ombres est accompagné d’un renversement du point de vue: dans le cloître de St. Benedict, le protagoniste est anglophone, docteur en littérature médiévale, mais il est dépendant des gens qui voient en lui un primo-arrivant totalement incapable.
„A Product of Breeding“ peint un monde où tout mise sur l’efficacité des êtres humains qui n’ont plus d’émotions: la plus grande peur du couple protagoniste est que les enfants héritent de l’empathie dont fait part le narrateur. Ces renversements ouvrent sur des sortes d’hétérotopies, des espaces et temporalités à l’intérieur desquelles les codes de notre société sont mis en pause ou renversés pour permettre une exploration hors de ces codes. C’est conjointement entre le jeu d’ombres et ce renversement que les questionnements que pose le sous-texte deviennent très clairs au lecteur, questionnements extrêmement présents dans notre monde d’aujourd’hui. A un moment où l’Union européenne et ses Etats font une nouvelle virée vers la droite, particulièrement dans le domaine de l’immigration, „The Idiot of St. Benedict“ nous montre un homme à peine accepté dans un système de charité qui est rué de coups de bâtons et emprisonné dès le premier faux pas.
Les nouvelles sont un cri d’angoisse face aux velléités de privatisation de la doctrine libérale: si le président nouvellement élu en Argentine affirme – avant de se reprendre – qu’on devrait pouvoir vendre ses enfants, dans „A Product of Breeding“, on peut les faire euthanasier s’ils ne sont pas assez efficaces. Parce que dans un monde où tout est ramené à sa valeur mercantile, plus aucune législation ne défend les droits humains: on peut acheter des êtres vivants, acheter leur vie, les exploiter comme on veut, comme esclaves ou comme matière première – même au-delà de notre mort.
Sous le couvert d’une poignée d’histoires écrites avec grande maîtrise et divertissantes à lire, „The Idiot of St. Benedict and Other Stories“ est le portrait effrayant de l’humanité excavé de tout ce qui lui reste d’humain, au profit de sa doctrine économique. Et si le rôle de la littérature est plutôt de poser des questions que de donner des réponses, on peut se demander si on trouve ici même l’ombre d’une alternative.
„The Idiot of St. Benedict and Other Stories“ de John-Paul Gomez (Black Fountain Press), 136 pages, 18 euros.

L’autre nouveauté de Black Fountain Press
Pensée comme une plate-forme pour les auteurs et autrices de toutes les nationalités en lien avec le Luxembourg et pour aider les auteurs établis du Luxembourg à élargir leur audience par la traduction de leurs livres, Black Fountain Press est la première maison d’édition au Luxembourg, à publier de la littérature en anglais. Elle a ainsi déjà publié douze ouvrages depuis sa création en 2017. Sa cofondatrice et directrice, Anne-Marie Reuter, y a notamment publié un recueil d’histoires courtes „On the Edge“, en 2017 et traduit l’année suivante la poésie de Lambert Schlechter „one day I will write a poem“ et la pièce de théâtre de Larisa Faber „Disko Dementia“. En cette rentrée, à côté de l’ouvrage de John Paul Gomez, Black Foutain Press a publié son deuxième recueil dédié aux jeunes auteurs, dans le cadre d’un concours organisé avec l’université du Luxembourg. Intitulé „Life – A series of (un)eventful events“, il est composé d’œuvres des textes des quatre vainqueurs dans les catégories prose et poésie, pour les deux classes d’âge (15-19 ans et 20-24 ans), à Charlotte Benck, Tobias Rault, Catherine Entringer, Jessica Lenter – ainsi que des textes de douze autres candidats.
De Maart
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