Même si cette cour spéciale comporte essentiellement des parlementaires: six députés et six sénateurs, outre trois magistrats, l’impression prévaut qu’il y a quelque chose de singulier à voir de garde des sceaux – autre appellation du ministre de la Justice – comparaître devant un tribunal, quel qu’il soit. D’aucuns estiment d’ailleurs qu’il eût été préférable qu’il se retire au moins provisoirement du gouvernement, comme ce fut le cas dans le passé pour des ministres dès leur mise en examen (ce qu’on appelle la „jurisprudence Balladur“, car c’est ce dernier, alors premier ministre, qui avait édicté cette règle pour les membres de son gouvernement en 1993).
M. Dupond-Moretti, de surcroît, était avant de se lancer dans la politique un très brillant avocat pénaliste: on le surnommait „Acquittator“ tant il accumulait, au terme de ses plaidoiries aux Assises, d’acquittements de ses clients. Le voici donc confronté ces jours-ci à la nécessité de se défendre lui-même, et il a manifesté dès la première audience son intention de le faire pied à pied. Comment en est-on arrivé là? Petit rappel des faits.
„Les méthodes de cow-boy“
Le 25 juin 2020, l’hebdomadaire Le Point révèle que le parquet national financier (PNF) a ouvert une enquête en 2014 pour identifier une „taupe“ qui aurait informé l’ex-président Nicolas Sarkozy qu’il était mis sur écoute, dans l’affaire dite „Paul Bismuth“ sur une possible corruption d’un magistrat de la Cour de cassation. Il apparaît que les factures téléphoniques détaillées de plusieurs avocats – dont Eric Dupond-Moretti – ont été épluchées à cette occasion. L’enquête est classée sans suite fin 2021, mais auparavant, le futur garde des sceaux, exaspéré par ce qu’il appelle „des méthodes de barbouzes“, a porté plainte contre le PNF.
Nommé ministre de la Justice en juillet 2020, il retire sa plainte. Mais quelques jours plus tard, il ordonne une enquête administrative sur les trois magistrats de ce même parquet financier qui ont piloté le dossier de ces factures téléphoniques. Accusé de profiter de son nouveau poste et de se lancer dans ce qu’il est convenu d’appeler un „conflit d’intérêts“, Dupond-Moretti annonce qu’il laissera le premier ministre Jean Castex décider des suites à donner au futur rapport d’enquête. Quelques mois plus tard, il est de toute façon contraint par décret de ne plus s’occuper de toute affaire en lien avec son ancienne activité d’avocat.
Un autre conflit l’opposera à un autre magistrat, dont il avait naguère critiqué „les méthodes de cow-boy“ et contre qui il lance une autre enquête administrative, sans plus de résultat puisque tous sont blanchis par le Conseil supérieur de la magistrature. Cette période agitée aurait pu s’arrêter là; mais le 13 janvier 2021, la Cour de justice de la République ouvre une enquête, et le ministre est mis en examen le 16 juillet suivant. Il tentera, en vain là aussi, de faire suspendre l’information judiciaire par la justice. En mai 2022, il est reconduit au ministère après la réélection d’Emmanuel Macron; mais au début du mois dernier, la CJR persiste, et ordonne un procès, lequel s’est donc ouvert avant-hier.
Si M. Dupont-Moretti semble bien avoir voulu régler quelques comptes personnels avec certains magistrats, il n’est pas interdit de se demander si, de son côté, l’institution judiciaire n’est pas tentée de prendre sa revanche sur un avocat à la gouaille meurtrière et au brio exaspérant. Et qui n’a rien fait, devenu ministre, pour apaiser les tensions collectives qui pouvaient exister, au-delà de sa personne, entre les juges et la défense. En tous cas, l’accusé, qui joue évidemment la suite de sa carrière politique dans ce procès hors normes, semble sans illusions, puisqu’il a lancé hier en plein prétoire: „J’ai compris que quoi que je pouvais dire, au fond la messe était dite.“ Verdict (très) attendu le 17 novembre.
De Maart
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