Dans la matinée du 27 août 1942, en triant le courrier, le commis des Postes Joseph Lanners de Wiltz trouva un exemplaire du „Reichgesetzblatt“. En le feuilletant, il tomba sur une ordonnance sur l’octroi de la nationalité allemande aux Alsaciens, Lorrains et Luxembourgeois. Dès le 1er article, il y était annoncé que ceux d’entre eux qui étaient de souche allemande („deutschstämmig“) et avaient servi dans la Wehrmacht ou la Waffen-SS l’obtiendraient automatiquement. Cette dernière condition lui mit la puce à l’oreille et il fit tout de suite le lien avec le meeting que le Gauleiter Gustav Simon devait tenir le 30.
Une rumeur incessante prétendait qu’il annoncerait ce jour-là l’introduction du service militaire obligatoire au Luxembourg, et ce que Lanners était en train de lire semblait le confirmer. Le ministère de l’Intérieur du Reich était tellement conscient de l’émoi que le dévoilement de l’ordonnance risquait de causer, qu’il avait donné l’ordre de ne livrer le „Reichgesetzblatt“ en Alsace, en Moselle et au Luxembourg qu’après le 30 août. Mais, comme cela était déjà arrivé, la „Reichspost“ confondit la localité de „Wilz“ au Luxembourg avec celle de Wels en Autriche1.
La préparation d’une grève générale
Lanners fit immédiatement part de sa découverte à ses collègues et bientôt Josy Fellens et ses camarades de la section wiltzoise de la „Lëtzeburger Patriote Liga“ (LPL) furent à leur tour mis au courant. Fellens raconte qu’ils convièrent le jour même des représentants de la „Legio’n vum Lëtzeburger Vollek“ (LVL) et du „Lëtzeburger Ro’de Le’w“ (LRL) au café Ewert pour discuter de ce qu’il convenait de faire.
Les premières idées – organiser des manifestations, se livrer à des actes de sabotage – furent abandonnées, car jugées trop risquées. Les représentants des trois groupes optèrent plutôt pour l’organisation d’une grève générale. Fellens, qui avait des contacts à l’imprimerie Loquet, à Bruxelles, fut chargé de s’y rendre immédiatement. Il en revint dans la nuit du 28 au 29 août avec deux valises pleines de tracts qu’il déposa dans la matinée à la gare de Troisvierges. Un cheminot, Ernest Roth, les récupéra et les confia à ses fils2.
Les appels à la grève générale imprimés à Bruxelles commencèrent à circuler dans la soirée du 30 septembre, après que le Gauleiter eut annoncé la nouvelle tant redoutée, l’enrôlement dans les forces armées du Reich de tous les jeunes luxembourgeois nés entre 1920 et 1924.
La grève éclate
Le lundi 31 août au matin, les ouvriers de Wiltz se massèrent devant le portail de la tannerie Ideal, puis défilèrent dans les rues de la ville. Ils furent rejoints par des instituteurs, des employés, des artisans et des commerçants. Accouru sur place, l’Ortsgruppenleiter tenta en vain de convaincre les manifestants de rentrer chez eux. C’est ensuite le Kreisleiter qui fit son apparition, cette fois-ci accompagné de policiers allemands et de collaborateurs luxembourgeois de la SA. Lanners livra un récit des événements:
„La chasse à l’homme devenant de plus en plus rageuse et dans la sale besogne d’arrestation et de maltraitement (sic !), la Gestapo et la SA furent secourues par des douaniers allemands armés. Les gens se sauvaient à qui mieux mieux, mais sous la conduite d’un chauffeur luxembourgeois, collaborateur nazi lui aussi, ils rattrapèrent plus d’un gréviste ou poursuivaient les fuyards comme s’il s’agissait de criminels. C’est ainsi qu’à Niederwiltz ils enfoncèrent même les portes de la pâtisserie Scholl, arrêtèrent et maltraitèrent le père et ses deux fils pour les conduire avec un tas d’autres dans les bâtiments de la commune3. »
Au cours de cette matinée du lundi 31 août 1942, il y eut aussi des mouvements de grève dans différentes localités du nord et du centre du Luxembourg, notamment à Ettelbrück et Diekirch. Dans le bassin minier, de nombreux ouvriers des aciéries de Schifflange et de Dudelange refusèrent, le soir venu, de reprendre le travail. Des policiers allemands ainsi que des auxiliaires luxembourgeois appartenant à l’Allgemeine-SS vinrent les arrêter chez eux en pleine nuit. Le Gauleiter avait proclama l’état d’urgence quelques heures plus tôt4.
Un mouvement de protestation multiforme
Malgré cela, le mardi 1er septembre, les éleveurs de Kehlen se mirent en „grève du lait“ („Mëllechstreik“), à Esch, des lycéens refusèrent d’aller en cours et, à Luxembourg, les employés du bureau de poste principal cessèrent toute activité. Bien d’autres administrations se mirent en grève, mais le mouvement y fut moins voyant d’autant que, dans certains cas, des supérieurs allemands firent en sorte de cacher ce qui se passait dans leurs services5. Les Luxembourgeois travaillant pour le Landrat d’Esch cessèrent ainsi de travailler et retirèrent ostensiblement du revers de leurs vestes l’insigne du VdB – ce qui indique au passage qu’ils le portaient habituellement. Aucun d’entre eux ne fut sanctionné. Leur chef allemand leur demanda simplement de les remettre et de se tenir tranquilles6.
Le 2 septembre 1942, les ouvriers de l’aciérie de Dudelange refusèrent de nouveau de prendre leur tournée, cette fois-ci après s’être rassemblés dans la cour de l’usine. A l’aciérie de Differdange, 200 ouvriers du laminoir firent de même. La direction allemande parvint à convaincre la plupart d’entre eux de se remettre au travail, à l’exception d’une cinquantaine de jusqu’au-boutistes. Plusieurs de ces derniers furent arrêtés plus tard. Les noms de quatre d’entre eux apparurent sur la liste des condamnés à mort que l’administration civile fit placarder le soir même partout dans le pays7.
Le 3 septembre, les derniers feux du mouvement furent étouffés. Dix juges, cinq membres du parquet et un greffier furent arrêtés. 43 élèves de l’Ecole normale de Walferdange qui avaient quitté les cours la veille furent emmenés en Allemagne, tout comme 250 lycéens d’Esch et d’Echternach8.
Le caractère général du mouvement
La découverte fortuite du „Reichgesetzblatt“, trois jours avant le meeting du 30 septembre, avait permis à la résistance d’organiser une grève générale. Mais si ces préparatifs permettent de comprendre les événements du 31 août, ils n’expliquent pas forcément ceux des jours suivants. Le mouvement de protestation ne fut pas unique, massif et coordonné, mais se matérialisa plutôt par un bourgeonnement d’actions spontanées et localisées. Dans ce sens, il ne fut pas vraiment une „grève générale“ – d’ailleurs, il n’eut aucun impact sur l’activité économique.
Cela a amené certains historiens à voir dans cet événement un mythe, initié par le discours des mouvements de résistance, puis gravé dans le marbre par les politiques mémorielles de l’après-guerre9. La représentation que nous nous faisons encore largement de la „grève générale“ – Generalstreik – doit beaucoup aussi aux autorités d’occupation qui, dans la panique des premières heures, reprirent l’appellation telle quelle et qui par la brutalité de leur réaction lui donnèrent vraiment sens.
Les affiches rouges de l’administration civile eurent ainsi un impact profond et durable sur la population – que ce soit celle proclamant l’état d’urgence ou celle annonçant la condamnation à mort de 21 grévistes. Cette dernière donnait non seulement les noms de ceux qui allaient devenir des martyrs, mais aussi leurs lieux de résidence et leurs professions respectives. Il y avait parmi eux huit ouvriers, quatre enseignants, deux cheminots, deux fonctionnaires, deux employés communaux et un professeur; neuf vivaient dans le Nord, sept dans le Sud, trois dans le Centre, un dans l’Est et une dans l’Ouest. Cette énumération illustre ce que le mouvement avait de réellement général: il toucha tout le pays et l’ensemble des classes sociales.
La défaite du Gauleiter et de la VdB
Finalement, ce n’est ni la qualité de l’organisation, ni l’intensité du mouvement qui compte, mais le fait que, pendant au moins quatre jours, le mythe nazi du retour enthousiaste des „Volksdeutsche“ luxembourgeois dans le Reich, mais aussi la peur, qui permettait à cette fiction de tenir, avaient ouvertement et visiblement été battus en brèche. Cela fut une énorme défaite pour le Gauleiter.
A l’occasion de la „Personenstandsaufnahme“ d’octobre 1941 il avait bien sûr été humilié, mais il avait au moins pu faire semblant de garder le contrôle en annulant l’opération. Au tournant du mois d’août 1942, il fut surpris par la réaction d’une population qu’il pensait contrôler par la peur et dont il pensait pouvoir anticiper tous les mouvements grâce aux innombrables relais dont il disposait en son sein.
Enfin, la crise mit définitivement fin à l’espoir, déjà largement entamé, que l’adhésion à la VdB était nécessaire pour éviter le pire. Le pire était advenu, les Allemands avaient décidé d’envoyer les jeunes Luxembourgeois se battre et mourir pour eux. Le fait même que les Allemands en étaient venus à lever des soldats dans les territoires occupés de l’ouest, indiquait par ailleurs à quel point les choses tournaient mal pour eux. Tous ceux qui avaient uniquement adhéré à la VdB parque l’Allemagne semblait gagner la guerre s’en détachèrent désormais résolument de la VdB. A partir de là, les pro-allemands les plus fanatiques ou les plus compromis allaient se retrouver de plus en plus isolés parmi leurs concitoyens et la VdB devenir forteresse assiégée.
1 Archives nationales de Luxembourg (ANLux), Fonds Documentation historique 2e Guerre mondiale (DHIIGM)19, Récit de Joseph Lanners.
2 ANLux DHIIGM 85, Témoignage Josy Fellens sur sa participation à la grève d’août 1942.
3 ANL DHIIGM 19, Récit de Joseph Lanners.
4 RATHS, Aloyse, „Nationale Generalstreik 1942 zu Lëtzebuerg“, in: Rappel, N° 1, 1993, pp. 7-12.
5 RATHS, „Nationale Generalstreik“, op.cit., p. 9.
6 ANLux DHIIGM 86, réunion du 11 février 1992 organisée par la Commission du Musée national de la Résistance, intervention d’Alphonse Majerus.
7 FLEISCHHAUER, Rob, Arbeiterkämpfe in Differdingen. Die Streikbewegungen von 1912, 1917, 1921 und 1942 in der Stahlstadt, OGBL, Differdange, 1995, pp. 225-227.
8 RATHS, „Nationale Generalstreik“, op.cit., p. 10.
9 Voir notamment: MAJERUS, Benoît, „De Generalstreik“, in: Lieux de mémoire au Luxembourg: usages du passé et construction nationale, KMEC, Sonja, MAJERUS, Benoît, MARGUE, Michel, PÉPORTÉ, Pit (éds.), Luxembourg, Saint-Paul, 2007.
De Maart
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