Mémoire sélective

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L’histoire du temps présent par Vincent Artuso

L’Iran a perdu entre 20 et 50% de sa population pendant la Première Guerre mondiale. Ce flou sur les chiffres montre à lui seul à quel point ce qui s’est passé à l’époque reste méconnu. Voici en effet une catastrophe humanitaire qui ne nous a laissé aucun souvenir. Comment l’expliquer?

1918-2018: nous voici enfin arrivés au bout d’une séquence mémorielle particulièrement longue. Ces quatre dernières années, le centenaire de la Première Guerre mondiale a donné lieu à de nombreuses publications et expositions, à des commémorations et des discours. Pourtant malgré tout cela, malgré les efforts aussi pour donner une image mois eurocentrée du conflit, certains de ses aspects sont encore largement inconnus, en tout cas en Occident.

Qui sait par exemple ce qui s’est passé sur le théâtre de guerre iranien? Qui sait même que l’Iran fut touché par les combats? Qui sait combien de morts cette guerre y a causés? Il n’existe pas de chiffres universellement acceptés. Les estimations basses font état de deux millions de victimes, soit un quart de la population iranienne de l’époque. Même en se tenant aux hypothèses les plus prudentes on peut considérer que l’Iran est l’un des pays qui ont le plus souffert pendant la Grande Guerre. Juste pour se faire une idée: les spécialistes estiment aujourd’hui qu’elle aurait fait entre 18 et 20 millions de morts.

Un pion dans le „Grand Jeu“

L’Iran est l’une des nations les plus anciennes au monde, l’histoire nationale fait remonter ses origines à la Perse antique. Le pays, tel que nous le connaissons aujourd’hui, a toutefois commencé à prendre forme au 16e siècle lorsque, pour la première fois depuis la conquête musulmane, moins d’un millénaire auparavant, une dynastie purement persane, les Safavides, s’emparèrent du pouvoir. Ils imposèrent l’islam sous sa forme chiite comme religion d’état et firent de l’Iran l’une des grandes puissances du Moyen-Orient.

Au 19e siècle l’Iran cessa pourtant d’être un acteur historique, pour être réduit au rang de pion dans le „Grand Jeu“ qui opposait alors Russes et Britanniques. Les premiers cherchaient un débouché vers l’océan Indien, les seconds voulaient à tout prix sécuriser leur empire indien et voyaient d’un mauvais œil la progression vers le sud de leur rival. L’Iran était dans leur chemin. Pour éviter tout conflit ouvert, les deux puissances européennes se contentèrent finalement de se partager le pays, tout en lui laissant une souveraineté nominale. Les Russes établirent leur zone d’influence dans le nord de l’Iran, les Britanniques dans le sud. Au début du 20e siècle ces derniers y découvrirent du pétrole ce qui, évidemment, accrût la valeur stratégique de cette région à leurs yeux.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, Londres et Saint-Pétersbourg envoyèrent des renforts en Iran. Non plus, cette fois-ci, pour se faire la guerre – Britanniques et Russes étaient désormais alliés – mais pour repousser une invasion turque soutenue par l’Allemagne. L’Iran, officiellement neutre, devint ainsi le champs de bataille de puissances étrangères.

La grande famine

L’occupation et les combats eurent pour première conséquence de perturber les communications entre les différentes régions du pays, les isolant les unes des autres. Les corps expéditionnaires étrangers accaparèrent ensuite une bonne partie des maigres récoltes. La spéculation sur les denrées alimentaires et l’inflation firent enfin exploser les prix. Tous ces facteurs provoquèrent une terrible famine. Ils faut enfin ajouter que les Britanniques refusèrent de laisser entrer l’aide alimentaire envoyée par les organisations caritatives américaines parce qu’ils soupçonnaient les Etats-Unis de vouloir ainsi accroître leur influence dans le pays à leurs dépens.

S’il est certain que la faim, ainsi que les épidémies qui ont frappé une population affaiblie – grippe espagnole, choléra –, ont fait de très nombreuses victimes, il est toutefois compliqué d’avancer des chiffres. Les estimations sont basées sur un calcul simple: celui de la différence entre le nombre total d’habitants avant et après la guerre. Le problème est que s’il est établi qu’en 1919 la population de l’Iran était d’à peu près dix millions d’habitants, il n’existe en revanche aucun recensement pour la période de l’immédiat avant-guerre.

L’estimation la plus prudente fait état d’une population de douze millions d’habitants. Dans ce cas, l’Iran aurait perdu 2 millions d’âmes, soit 20% de sa population. Certains historiens estiment cependant que la population d’avant-guerre était plutôt de l’ordre de vingt millions d’habitants. Dans ce cas, le nombre de victimes s’élèverait à dix millions, soit la moitié de la population iranienne.

Ce sont les chiffres qu’avance Mohammad Gholi Majd, un historien iranien établi aux Etats-Unis, dans un livre publié en 2003. Or, si certains collègues sont prêts à le suivre dans ses estimations, la plupart refusent en revanche son interprétation des faits. Majd ne se contente pas d’attribuer la responsabilité de la famine aux puissances européennes, et en particulier aux Britanniques, il les accuse d’avoir utilisé la faim pour perpétrer un génocide. Ce genre d’interprétation n’a vraisemblablement pas contribué à faire connaître le sort de l’Iran durant la Grande Guerre dans les pays occidentaux.

Les enjeux identitaires de la mémoire

Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’amnésie ou l’aveuglement face à la catastrophe humanitaire qui a frappé l’Iran il y a cent ans. Pendant longtemps la mémoire de la Première Guerre mondiale a d’abord été nationale et dominée par le deuil. Par la suite cette mémoire a elle-même été occultée par celle de la Deuxième Guerre mondiale. Aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord, l’Iran, théâtre d’opération très secondaire de la Grande Guerre, a ainsi été aisément occulté.

Ensuite, comme nous venons de l’entrevoir, il y a aussi des raisons politiques, géopolitiques, à l’oubli. Le fait que la responsabilité du désastre soit imputable aux vainqueurs de la guerre n’a naturellement pas favorisé l’intérêt pour cet épisode. Que, de surcroît, ces mêmes vainqueurs aient prétendu combattre au nom de la liberté et de l’autodétermination des peuples n’a pas non plus encouragé les observateurs à s’intéresser à ce chapitre qui était en complète contradiction avec ces nobles buts de guerre.

La situation actuelle n’est pas plus propice à un regain d’intérêt. L’Iran est l’un des principaux adversaires du monde occidental, l’un de ces pays que George W. Bush avait, au début du siècle, rangé dans l’“Axe du Mal“. Dans les pays occidentaux l’Iran – ou, tout au moins, le régime iranien – est perçu comme antidémocratique, antiféministe et antisémite, bref comme une puissance hostile et fanatique, aux valeurs radicalement opposées aux nôtres. Dans ce contexte, il n’est pas évident d’encourager une mémoire qui présente les Iraniens comme des victimes de l’Occident.

Contrairement à ce qui est prétendu dans les discours édifiants, les enjeux de la mémoire ne sont pas par essence moraux mais identitaires. La mémoire est ce qui unit les sociétés et leur permet de se distinguer des autres: décider qui sont les gentils et qui sont les méchants. Or, dépasser ce genre de questionnement peut permettre de mieux comprendre l’Iran actuel.
Le fait est qu’il y a ici un événement que nous ne prenons absolument pas en compte alors qu’il a profondément marqué la manière dont les Iraniens se perçoivent eux-mêmes et nous perçoivent nous: eux-mêmes comme un peuple qui a longtemps été privé de sa souveraineté, qui a été le jouet des puissances européennes et en a payé le prix fort, nous, comme des impérialistes hypocrites et cyniques. Peu importe qui a raison ou tort, l’important est que ces représentations fondées sur la mémoire historique ont encore un impact profond sur notre époque.