Une journaliste de guerre raconteAnne Nivat sur le conflit russo-ukrainien

Une journaliste de guerre raconte / Anne Nivat sur le conflit russo-ukrainien
Elle s’est spécialisée sur des zones sensibles: la journaliste Anne Nivat, ici en 2018 Photo: Wikimedia Commons/Boris Dupont, CC BY-SA 4.0

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Reporter de guerre, prix Albert Londres en 2000, la journaliste Anne Nivat se spécialise depuis un certain nombre d’années dans des zones sensibles. C’est dans une telle perspective que s’inscrit son dernier opus dans lequel, en alternant des chapitres portant sur chacun des deux pays (Ukraine et Russie), elle narre des histoires d’héroïsme, de lâcheté ainsi que de destins brisés. Elle en tire une analyse bilatérale lucide faisant état du ressentiment que partagent à la fois les populations à l’arrière et ceux qui se battent au front.

L’auteure tente de comprendre ce qui se passe dans ces deux pays et d’exercer son métier sans parti pris. L’intérêt du livre réside dans le fait qu’elle rencontre beaucoup de gens et qu’elle livre au lecteur leurs opinions sur la guerre, du manœuvre de chantier, de la mère de famille, de l’épouse du combattant jusqu’aux chefs d’entreprise et intellectuels. Elle assiste, notamment, aux premières atrocités commises par les Russes au printemps 2022 à Boutcha et Irpin, les deux villes qui résisteront au point de les empêcher d’atteindre Kiev par la Biélorussie. Parmi les nombreux témoignages recueillis, on peut surtout retenir, outre ceux des Ukrainiens largement favorables à Zelenski, ceux de Russes, tous derrière Poutine et réhabilitant largement Staline. Trois phrases clefs du livre prononcées par un chercheur russe sont particulièrement révélatrices: „On a tout ici, puisqu’on peut effectivement tout consommer. Pourquoi, diable, aurait-on besoin de démocratie? Les valeurs démocratiques sont devenues superflues.“

Dans le chapitre intitulé „Décryptages“, Anne Nivat analyse la pensée de Poutine et sa façon de réécrire l’histoire, notamment sur le fait de savoir qui a gagné la guerre froide et qui a fait tomber le Mur de Berlin. Poutine ajoute que „l’Ukraine n’a jamais été indépendante en tant qu’État. La séparation des deux États en 1991 a été une erreur qu’il a fallu réparer, d’où l’invasion“. Pour lui, il s’agit d’une guerre régionale européenne ne concernant qu’une partie du monde, une guerre entre Blancs facilitée par l’absolutisme de l’OTAN. Elle décrit également la vie à Grosny, capitale de la Tchétchénie, après les deux guerres de 1994 à 1996 et de 1999 à 2000 avec des combats ponctuels jusqu’en 2009. Elle séjourne en Crimée après l’annexion de 2014 et fait part au lecteur du ressenti des gens largement pro-russes, notamment des viticulteurs, fiers de leur champagne bu en Russie. Ces derniers sont choqués par l’incapacité occidentale à saisir le fonctionnement réel de la Russie.

Comment parler d’une paix juste?

À noter également: ses intéressantes interviews aussi à Kaliningrad et à Oulan-Oude en Bouriatie, à six heures d’avion de Moscou. C’est la région qui a apporté la plus grande contribution en morts depuis le début de la guerre. L’auteure y a recueilli le témoignage d’un banquier d’affaire russe qui s’est engagé volontaire dans le Donbass, „irrité par les déclarations sempiternelles pro OTAN de Zelenski“. Il en est revenu écœuré par l’indifférence des gradés vis-à-vis des soldats russes, par le chaos et l’absence d’organisation qui règne sur le front. Anne Nivat rend également compte de la vie des Ukrainiens dans les zones occupées comme le Donbass et Donetsk, où la rouble, l’opérateur téléphonique russe et la langue russe ont été introduits. Son chauffeur, un jeune garde russe qui a lu „Le Cid“, dira: „Finalement, Russes ou Ukrainiens, on s’en fout de qui va prendre le contrôle, nous on veut la stabilité, de la bière et des chips“. Elle analyse aussi dans ces deux régions la position de l’Église orthodoxe, tantôt proche du Patriarcat de Moscou, tantôt du Patriarcat de Kiev.

Pour finir, Anne Nivat se questionne sur le bon moment pour les deux parties pour commencer à parler d’une paix „juste“. Elle pose aussi la question du devenir du Mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994, notamment signé par la France, garantissant l’intégralité territoriale de l’Ukraine et de „l’humiliation de la Russie subie en 1991 à la manière du traité de Versailles pour les Allemands. En quelques mois à peine, un jeune peuple a perdu le cadre idéologique, la structure étatique et l’ossature d’une sécurité dans laquelle il a vécu durant des décennies“. Elle termine par ces mots (à méditer) sur le rôle de la presse en France, notamment des chaînes d’information en continu: „Je sais que l’émotion permanente, les supputations incessantes, les commentaires des commentaires, conduisent invariablement à la disparition des faits journalistiques (…) La communication de chaque belligérant domine et annihile toute possibilité d’indépendance. Mais en relatant scrupuleusement, avec respect, la vie des autres, j’enrichis la mienne“.

 Photo: Flammarion

Anne Nivat, „La Haine et le déni. Avec les Ukrainiens et les Russes dans la guerre“, Paris, Flammarion, 2024; ISBN-13: ‎ 978-2080421203; 344 pages; 22 euros