PhotographieAcuité du mot et de l’image

Photographie / Acuité du mot et de l’image

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Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature en 2022, est l’invitée de cette exposition. Son regard sur la société au travers de livres qui travaillent sur le réel, se marie aux photos de la „Maison européenne de la photographie“ de Paris, grâce à la rencontre avec Lou Stoppard, auteure et commissaire de cette exposition, dont elle a eu l’impulsion.

Annie Ernaux (née en 1940 à Lillebonne, France) témoigne en permanence sur ce qu’elle vit ou observe. Phrases courtes, comme un constat implacable du réel, qui fait à la fois œuvre littéraire, sociologique et politique. Une acuité, une justesse, une envie de donner l’éternité aux plus petits moments du quotidien, celui d’êtres souvent au labeur, qu’elle côtoie au supermarché, dans les trains ou la rue, entre Cergy-Pontoise et Paris. Ces petits instants comme celui, par exemple, d’une femme qui sort ses quelques achats, des vêtements, dans le RER, qu’elle regarde avec satisfaction, sont autant de traités d’humanité. De menues joies, des traits tirés, des scènes entre une mère et sa fille. L’exposition s’accompagne de courts extraits du livre d’Annie Ernaux, „Journal du dehors“ (1993). Une parole qui n’en finit pas de dire, à côté des photos choisies pour la circonstance, dans cette éternité faite de si peu et de beaucoup à la fois, la rumeur d’êtres anonymes. La littérature commencerait-elle par l’image?

Une révélation à soi-même

„J’ai cherché à pratiquer une sorte d’écriture photographique du réel, écrit Annie Ernaux, dans laquelle les existences croisées conserveraient leur opacité et leur énigme.“ Effectivement, la photo offre certaines citations au regard, sans pour autant les rendre explicites, comme un temps gravé, saisi, qu’il s’agirait de redéfinir, par une élaboration mentale. La photo est mystère d’êtres suspendus dans le vide de l’instant. L’engagement politique d’Annie Ernaux est un juste combat contre les inégalités sociales et, également, pour redonner place à la femme. Lors d’un entretien accordé à la MEP, elle dit bien que la femme est toujours cet être de l’intérieur, par la transmission générationnelle. Elle-même a pu sortir de chez elle et prendre le train, après son divorce et avoir élevé ses enfants. Soudain à l’extérieur, observatrice de la société, prenant sa place de citoyenne. Propos forts, quand on sait à quel point ce combat est sans cesse à mener. L’exposition s’appuie sur les thèmes centraux du livre d’Annie Ernaux, les rituels quotidiens de déplacement et de consommation, les performances de classe et de genre dans une société hiérarchisée, la peur et la solitude de nos villes modernes, où les êtres deviennent ombres, encore plus refermés sur l’opacité du réel. Cette tentative d’éclaircissement, de donner voix, est l’une des réussites majeures d’Annie Ernaux. Son style, sans emphase, sans emprise de l’imaginaire et du fantasme, déroule le temps et ses périodes, ses intervalles peuplés d’êtres. Rendons-lui hommage pour ce travail à la fois engagé et d’une haute puissance littéraire.

Vie standardisées, anonymat

Le fonds de la „Maison européenne de la photo“ offre ainsi des trésors, en résonance, sans pour autant l’illustrer, avec l’écriture d’Annie Ernaux. Ces photos représentent la France, mais aussi l’Amérique du Nord, l’Italie, le Japon, le Royaume-Uni, Singapour, et courent des années 1940 à 2021. Autant dire que nos modes de vie standardisés se répondent à l’infini, il n’est qu’à voir des êtres pressés contre les vitres d’un métro, à Tokyo, célèbre photo de Hiro, „Shinjuku Station“, d’autres attendant un bus, en file sur un escalier roulant, pour comprendre ce que la vie trimballe d’efforts, de routine, de ressemblances entre les êtres qui se côtoient sans pour autant faire attention les uns aux autres. Annie Ernaux est là, avec la force de son regard, de ses mots. Elle écrit: „Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui, par la colère, l’intérêt ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-même.“ Une révélation à soi-même par les autres, ceux qui traversent en foules nos vies. Si nous prenions le temps de les observer.

Les photos sont là comme un surgissement de la vie, dans ce qu’elle a à la fois de beau et aussi d’injuste. L’injustice sociale, notamment. Il n’est qu’à voir ce serveur de café, voûté par l’habitude du service, portant ses plateaux avec effort, „Restaurant époque 1900, Le garçon de café“ (1957), photo de Janine Niepce.

Faire lien, faire société, implique une empathie, une observation, un arrêt sur image, une volonté de se retrouver au travers de l’autre. Universalité du langage, dans la rumeur folle du monde. C’est là une nécessité de plus en plus pressante. Face à une atomisation de nos vies, à la fragmentation des êtres à leurs tâches, à une apathie dont il faudrait sortir. Les lieux de rencontre peuvent être un supermarché, un train, l’attente à une station de bus. Nous emportons la vision d’une femme, toujours de la photographe Janine Niepce, enfermée dans sa condition, avec „H.L.M. à Vitry, Une mère et son enfant“ (1965). Annie Ernaux dit s’être reconnue dans ce cliché d’une mère portant son enfant et regardant par la fenêtre des barres d’immeubles, dans une absence de perspective. Annie Ernaux nous redonne de l’horizon, cet espace dédié aux vies minuscules, ceci avec une grande humanité.

Extérieurs, Annie Ernaux & la Photographie
Jusqu’au 26 mai 2024
Maison Européenne de la Photographie
5/7, rue de Fourcy
75004 Paris
mep-fr.org