L’œuvre de Sally Mann en éloge du temps

L’œuvre de Sally Mann en éloge du temps

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Le photo: Easter Dress
1986
Sally Mann
Patricia and David Schulte.
© Sally Mann

Le travail de l’immense photographe Sally Mann, née en 1951 à Lexington, Virginie, est l’objet d’une vaste et unique rétrospective en Europe. Après avoir été présentée dans les plus grands musées américains, cette exposition s’arrête au Jeu de Paume. Se servant de son histoire personnelle et familiale, Sally Mann s’inscrit dans un temps à la fois historique et artistique. Son témoignage est d’une grande exigence, splendide et empreint de fragilité.

De notre correspondante Clotilde Escalle, Paris

INFO

Sally Mann, Mille et un passages

Jusqu’au 22 septembre 2019

Jeu de Paume
1, place de la Concorde
F-75008 Paris

www.jeudepaume.org

La visite s’ouvre avec les photos de ses enfants. Des photos qui ont valu nombre de critiques, comme si c’était un tabou de donner de la vie des images intimes, un regard empreint d’empathie et de curiosité pour ce qui nous anime, ce qui se transmet et nous fait.

Sally Mann (Website) est mère et photographe, et c’est avec l’assentiment de ses enfants qu’elle recompose des scènes. On sait l’enfance à la fois indomptable et vulnérable, faite d’une pulsion de vie qu’un rien écorche. On sait également les enfants prompts à inventer des histoires violentes, des contes et légendes qui font peur, et c’est cet intervalle, entre rêve et réalité, que parcourent les photos. La vie coule, hasardeuse et magnifique.
On a reproché à Sally Mann de photographier ses enfants nus, de disposer de leur intimité. Mais n’est-ce pas notre regard d’adulte qui viendrait salir cette énergie vitale, la nudité n’est-elle pas l’apparat suprême des enfants?

Ces images sont celles d’une „Alice au pays des merveilles“, petits minois, beautés innocentes, paradis terrestre, où l’on jouerait avec l’idée du sang, quand on ne se blesse pas réellement. Une inquiétude sourd tout le long.

Une photo en dit long, celle de „Bean’s Bottom” (1991). Dans un décor de baignade, Sally Mann s’attarde sur les pieds d’un enfant qui grimpe à un tronc d’arbre, un pied est déformé par l’effort, tandis que l’autre se pose de travers. Tout semble dit, l’envie d’aller plus loin, coûte que coûte, le désir de découvrir la vie.

A la manière d’un mémorial

Vers la fin des années 1990, Sally Mann a recours à une technique photographique du 19e siècle, elle prépare ses négatifs en enduisant une plaque de verre d’une substance visqueuse, le collodion.

Elle recherche cette technique pour les imperfections susceptibles d’apparaître sur les photos, mouchetures dues aux grains de poussière, rayures.

Ces aléas donnent davantage la sensation du temps qui passe, ceci d’autant plus lorsqu’elle photographie, dans des formats monumentaux, cadrés au plus près, les visages de ses enfants qui ont grandi. Ces portraits agissent comme des témoignages d’un temps déjà révolu, à la manière d’un mémorial.

Comme le fait remarquer Sally Mann, c’est en considérant notre finitude, en faisant face à la mort, aux corps qui changent et s’usent, que l’on peut profiter de la vie. C’est cette place entre ciel et terre, avec ses drames et ses joies, qu’elle revendique. Son travail nous ramène à l’essence de nos vies.

Elle poursuivra ce travail sans concession dans les années 2000, en photographiant son mari, Larry, atteint de dystrophie musculaire. Images émouvantes et dures à la fois, comme une sphère affective hors de portée, le flou de certaines photos achevant de rendre l’instant évanescent. Les stigmates du temps et de l’Histoire, les paysages les portent également, malgré leur apparence tranquille. Ils cachent des milliers de morts, les „rivières de sang versé par les Afro-Américains“.

Vivre dans le Sud des Etats-Unis suppose une histoire difficile à porter. Sally Mann a été principalement élevée par sa nourrice, petite-fille d’esclave, Virginia Carter, prénom qu’elle donnera à sa fille.

Une histoire difficile à porter

„The Two Virginia # 4“ témoigne de cette transmission évidente, magnifique photo en contre-plongée, qui met l’accent sur une chevelure blanche, des mains déformées, Virginia Carter est morte centenaire, et le visage offert de l’enfant, photo presque surréaliste, prise dans l’étau du temps, comme des corps furtifs et néanmoins là.

La technique du collodion permet également à Sally Mann de transfigurer les paysages. Elle y cherche la trace des guerres, les morts qui y sommeillent, la brutalité d’une époque. La terre doit se souvenir. La sombreur parvient à rendre les lieux suffocants, dressés à partir de lignes fortes et noires, ou traversés de rais de lumière qui semblent des trajectoires de balles. Comment donner à voir la tragédie sinon par une nature menaçante, blessée, comme l’image d’un arbre entaillé, un tronc cadré sur sa blessure, „Deep South, Untitled (Scarred Tree)“ (1998).

Certaines images semblent faire partie des mises en scène post-mortem que les photographes du 19e siècle réalisaient parfois. Tout, dans cette oscillation entre la fuite du temps et l’instant présent, agit à la manière d’un don. Sally Mann nous fait cadeau de notre vie, de cette condition si précaire et si noble, de son passage sur terre, à la manière d’une métaphysique imparable.