La guerre des récits est ouverte: „Chernobyl“ – une série symptomatique de notre époque?

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La télévision américaine s’empare de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et crée une série glaçante, nécessaire, mais non sans partis pris.

De Julien Jeusette

La chaîne de télévision HBO a réussi son pari: cet été, tout le monde a parlé de „Chernobyl“. Ecrite par Craig Mazin et réalisée par Johan Renck, la minisérie en cinq épisodes a retenu l’attention d’innombrables spectateurs, et pour cause: sur le site d’évaluation IMDB, elle a obtenu la meilleure note jamais atteinte par une série, à savoir 9,5/10.

Il est clair que la série est brillante: la lumière et l’ambiance écrasante de l’URSS finissante sont reproduites à merveille, chaque personnage possède une existence et une humanité propre, ce qui donne à l’ensemble une dimension chorale haletante et évite une lecture univoque. La technologie nucléaire et la suite malheureuse des événements sont expliquées de manière claire, sans jamais tomber dans un didactisme pesant. La bonne documentation historique et le suspense savamment orchestré (qui est véritablement responsable? comment ont-ils fait pour limiter les dégâts?) font le reste.

Le réel est dystopique

Pourtant, ce score de 9,5 doit nous arrêter un instant: que dit-il de notre époque ? Comment se fait-il que des séries comme „Breaking Bad“, „True Detective“, ou „Game of Thrones“ se soient fait … détrôner? Evidemment, il est plus facile de décevoir avec cinq saisons qu’avec cinq épisodes. Néanmoins, on peut y voir deux symptômes de notre époque: nous semblons préférer la réalité à la fiction (même quand elle est horrible), et nous sommes fascinés par la catastrophe. Non seulement par celle qui aura lieu, comme en témoigne l’importance des dystopies aujourd’hui, mais également par celle qui a eu lieu.

Et quand on y pense, dans un monde parallèle, la série „Chernobyl“ aurait pu être une excellente, une monstrueuse série dystopique – et si cela arrivait? Et si une centrale nucléaire venait à exploser en Europe, au point de contaminer un tiers du continent pendant plusieurs centaines d’années? Or, nous ne sommes pas dans un monde parallèle et il faut bien accepter que nous vivons dans celui où la dystopie a eu lieu.

L’absence de récit officiel

Et pourtant, au sujet de cette catastrophe qui a marqué notre histoire récente, il faut bien avouer qu’on sait très peu de choses. Lorsque Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature en 2015, interroge des Ukrainiens pour son grand livre sur Tchernobyl („La Supplication“), elle s’étonne de la liberté avec laquelle parlent les témoins: contrairement aux entretiens qu’elle a réalisés pour son livre sur la Seconde Guerre mondiale, le récit sur l’accident nucléaire n’est pas préformaté.

Tchernobyl est entré dans l’inconscient collectif européen, mais n’a pas fait l’objet d’un récit „officiel“. A part pour les historiens spécialisés, l’événement se trouvait dans une sorte de vide narratif, et a sans doute été évincé par la chute du Mur de Berlin et l’éclatement de l’URSS à peine trois ans plus tard. Or, aujourd’hui, ce sont moins les Etats et leurs techniques de propagande médiatique qui décident des récits à raconter ou à taire, que les séries et les plateformes de streaming. Grâce à HBO, Tchernobyl a désormais un cadre, un format, une histoire „officielle“.

D’un côté, on peut s’en réjouir. La série a permis de (re)mettre sur la table la question du nucléaire et des dangers immenses que nous encourons. D’un autre côté, il est problématique que ce récit d’une catastrophe ayant eu lieu durant la guerre froide en Ukraine soit raconté par des Américains.

Plusieurs chroniqueurs russes (dont des dissidents notoires comme Masha Gessen) ont ainsi critiqué le fait que l’histoire racontée était biaisée.
Ils reprochent surtout aux réalisateurs d’avoir caricaturé la vie soviétique de manière insupportable: tous boivent de la vodka dans de grandes tasses (le cliché du Russe alcoolique), la crainte de l’exécution et du bagne est exagérée pour l’époque, et la résignation réelle des individus est transformée en désir de confrontation, bien plus télégénique. Bref, la Russie a prévu de produire sa propre série sur Tchernobyl, et on sait d’ores et déjà que la CIA (qui était véritablement sur place au moment de la catastrophe) y jouera un rôle.

Trafics hollywoodiens

Outre le fait que les acteurs parlent tous anglais, un autre „mensonge“ hollywoodien est significatif de l’interprétation américaine du monde. L’un des personnages les plus marquants de la série est Khomyuk, une physicienne nucléaire de l’institut de Minsk. C’est elle qui, par son intelligence et sa détermination, aide le professeur Valery Legasov à éviter le pire.

Au risque de sa vie, elle mène ses recherches et finit par convaincre Legasov et les membres du KGB de suivre ses conseils – c’est grâce à elle que l’Europe n’a pas entièrement été contaminée par l’explosion. Mais à la fin de la série, on apprend qu’en fait, Khomyuk n’a jamais existé. Ce personnage a été inventé pour remplacer une douzaine de scientifiques qui ont travaillé de manière acharnée avec Legasov pour limiter les dégâts. Cette négation de la collectivité est une critique du communisme au deuxième degré: dans cet unique individu substitué à toute une collectivité, on reconnaît le culte américain du superhéros et l’idéologie individualiste qui le sous-tend.

Comme toute œuvre d’art digne de ce nom, la série „Chernobyl“ peut ainsi être lue à plusieurs niveaux: elle nous fournit un rappel historique nécessaire, elle est un symptôme de notre temps et elle révèle le point de vue politique de ceux qui l’ont produite.