L’histoire du temps présentUne histoire pas écrite d’avance

L’histoire du temps présent / Une histoire pas écrite d’avance
„Sheist op t’Praisen! Miir fueren elo fort!“, l’ordre de Victor Bodson (à gauche de Pierre Dupong) avant le départ du gouvernement  Photo: Pol Aschman/Archiv Tageblatt

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Il y a 80 ans, presque jour pour jour, alors que commençait l’invasion allemande, la Grande-Duchesse Charlotte et le gouvernement quittaient le pays. Après la guerre, la version officielle raconta qu’ils avaient pris cette décision longtemps à l’avance pour ne pas se compromettre avec les nazis et continuer de se battre aux côtés des Alliés. La réalité est plus compliquée. En mai-juin 1940, rien ne se passa comme prévu. Ce n’est que la suite inattendue des événements qui changea une fuite en exil et le fiasco en victoire.

Le 10 mai 1940, la Grande-Duchesse Charlotte fut réveillée en pleine nuit. L’invasion allemande venait de commencer. Vers 3.30 h la famille grand-ducale quittait le palais de Luxembourg en direction de Rodange.(1) A huit heures moins le quart, un douanier prévenait la souveraine et sa suite que les Allemands seraient bientôt au poste-frontière. Ils décidèrent alors de se mettre en sécurité en France.

Le prince-héritier Jean, son frère et ses sœurs, avaient pris une autre voiture, conduite par le lieutenant Konsbrück, l’aide-de-camps de leur père, le Prince Félix. Leur véhicule fut stoppé près de Bascharage par un commando allemand. Ils durent faire demi-tour. Entre Soleuvre et Esch, ils tombèrent sur un nouveau barrage allemand. Cette fois-ci, Konsbrück décida de le forcer. Ce groupe finit par rejoindre celui de la Grande-Duchesse dans la soirée, sur la route pour Paris.

„Miir fueren elo fort!“

Le premier ministre Pierre Dupong et le ministre des Affaires étrangères Joseph Bech donnèrent l’ordre d’évacuation aux autres membres du gouvernement entre 4.30 et 5.30 h. Quelques heures plus tard, ils franchissaient tous deux la frontière, à Esch. Le départ du ministre du Travail, Pierre Krier, fut plus compliqué. Tout comme celle de Konsbrück, sa voiture fut stoppée à Soleuvre par des soldats allemands. Ceux-ci le laissèrent cependant repartir et il parvint à rejoindre Paris. Le ministre de l’Education, Nicolas Margue dut par contre rebrousser chemin. Il passa la guerre au Luxembourg.

Avant son départ, le ministre de la Justice, Victor Bodson, fit un détour par la caserne du Saint-Esprit. Après la guerre, le médecin de la Compagnie des volontaires rapporta qu’il aurait répondu aux officiers qui lui demandaient quelle attitude adopter face aux Allemands: „Schafft mat en; Schafft ge’nt se; Macht we’ der wöllt – t’Regierung gêt elo fort.“(2) Le lieutenant Will Albrecht raconta la scène de façon légèrement différente :

„[E]ch heiere nach vei de Minister Bodson mam Majouer Speller geschwaat huet, ech heiere nach vei de Majouer fréét: ,Vèlech Uerderen hanerloost der ons? Vaat sole mer maachen?’ An t’Entvert voor: ,Sheist op t’Praisen! Miir fueren elo fort!’ De Majouer vollt nach èpes froen, t’Autosdiir as oover zougeklapt, an t’Véén sin oofgefuer. De Majouer soot duerop: ,Miir sin e neitraalt Laant, en Uerder zum scheisse gin ech net.’“(3)

Acculés à la fuite

La Grande-Duchesse et le gouvernement furent donc bousculés par les événements et contraints à l’exil. Ce n’est pas tant l’invasion qui les prit de court que son déroulé. L’attaque allemande avait été anticipée, Bech avait même fait savoir, dès janvier, à Albert Wehrer, le secrétaire général du gouvernement, que lorsqu’elle adviendrait, le Grand-Duché demanderait l’aide de la France et du Royaume-Uni. Les ministres se retireraient ensuite „à la frontière opposée à celle par laquelle l’invasion se ferait“, et quitteraient „éventuellement le pays si l’intégralité du territoire était occupée“.(4)

A la même époque Bech confia au ministre Tamburini, représentant de l’Italie au Grand-Duché, qu’il prévoyait qu’une pénétration des troupes allemandes sur un axe Trèves-Ettelbrück serait suivie par celle des troupes franco-britanniques sur un axe Longwy-Arlon. Les combats auraient lieu autour de Mersch, coupant le pays en deux.(5)

L’intention du gouvernement était de se rendre avec la Grande-Duchesse dans la zone tenue par les Alliés, pas forcément de quitter le territoire. Ils y furent pourtant contraints par la rapidité de l’invasion. Des commandos allemands avaient atteints en planeur des points stratégiques situés dans le Sud-Ouest du pays et les avaient tenus jusqu’à l’arrivée des renforts. Ce sont ces commandos qui, en menaçant l’accès aux frontières méridionales, poussèrent l’exécutif à les franchir plutôt que d’être pris au piège. L’armée française s’était contentée d’envoyer des unités de reconnaissance à Esch et Differdange, et s’était ensuite retranchée derrière la Ligne Maginot, jusqu’à l’armistice.

Rien ne va plus

A Paris, le chargé d’affaires luxembourgeois avait agi comme prévu. Le 10 mai au matin, il avait averti le gouvernement français que le Troisième Reich venait de violer la neutralité de son pays, il avait ensuite dénoncé l’agression allemande sur les ondes de Radio-Paris. Quelques jours plus tard, dans une autre allocution, Pierre Dupong fustigeait à son tour les „barbares de l’Est“, laissant entendre que leur attitude avait poussé le Luxembourg dans le camp allié même si, en principe, il restait neutre.

Tout cela fournit un prétexte au Reich pour déclarer la guerre au Grand-Duché – ce qui, à ce moment, ne semblait pas encore catastrophique. Il régnait à Paris un optimisme raisonnable. Les Allemands avaient pris l’avantage, mais cela avait déjà été le cas en août 1914 et n’avait pas empêché la France de gagner la guerre.

Cette fois cependant, il n’y eut pas de miracle de la Marne mais un désastre dans les Ardennes, où les Allemands avaient concentré leurs „Panzerdivisionen“. Les Alliés ne s’attendaient pas à une offensive dans ce secteur et perdirent définitivement l’initiative. Le 20 mai, la Wehrmacht atteignait la Manche, encerclant le corps expéditionnaire britannique. Le 14 juin, elle entrait dans Paris et le 16, elle traversait la Loire.

Un exode cauchemardesque

La débâcle alliée rendit la situation de la Grande-Duchesse et du gouvernement de plus en plus précaire, l’avancée du rouleau compresseur allemand les repoussant sans cesse plus au sud. Ainsi la famille grand-ducale, qui avait été installée à La Celle-Saint-Cloud, en région parisienne, fut évacuée une première fois, le 17 mai, dans l’Allier. Dix jours plus tard, elle était relogée dans les environs de Bergerac, en Dordogne. Les ministres et leurs familles finirent par la rejoindre dans cette région.

Le 18 juin, le gouvernement français leur annonça qu’il n’était plus en mesure d’assurer leur protection. Les exilés luxembourgeois se résolurent alors à passer en Espagne – Bodson avec de faux papiers, parce qu’il avait soutenu les Républicains pendant la guerre civile. Il leur restait un atout, le frère du Prince Félix, Xavier de Bourbon-Parme, était le prétendant au trône des Carlistes, qui contrôlaient le Nord-Ouest du pays. L’appui de ces partisans de Franco avait pourtant ses limites.

Sans être son allié, le régime franquiste penchait pour le Troisième Reich. Le 21 juin, les généraux allemands dont les troupes venaient d’atteindre la frontière franco-espagnole eurent d’ailleurs droit à une réception solennelle à San Sebastián. La présence des exilés luxembourgeois dans cette ville faisait tache. Mis en demeure de quitter le territoire espagnol sous 48 heures, ils furent finalement accueillis par le Portugal, à condition de s’abstenir de toute activité politique. La souveraine et le gouvernement d’un pays qui n’existait peut-être plus arrivèrent ainsi à Lisbonne, en simples réfugiés, le 25 juin 1940, au terme d’un exode cauchemardesque.

Erreur de calcul

Après la guerre, Dupong déclara qu’en quittant le pays, gouvernement et souveraine n’avaient fait qu’appliquer un plan établi à l’avance et encore secret au moment où il en révélait l’existence. Si secret qu’aucun serviteur de l’Etat n’avait été mis dans la confidence. Si secret qu’on en a jamais trouvé trace. Tout indique qu’en réalité ce plan n’a jamais existé et que le gouvernement n’avait fait que subir les événements.

Il avait quitté la capitale en compagnie de la Grande-Duchesse pour se placer sous la protection des Français et des Britanniques. En 1918, ces derniers avaient accusé la Grande-Duchesse et les gouvernements de l’époque de complaisance à l’égard du Reich. Cela avait failli couter son indépendance au Luxembourg. Le gouvernement en place était donc résolu à tout faire cette fois-ci pour soustraire l’exécutif à une domination allemande

L’offensive de la Wehrmacht fut toutefois si foudroyante qu’elle empêcha la constitution d’un réduit dans le Sud-Ouest du Luxembourg et terrassa en moins de deux mois les armées franco-britanniques sur la victoire desquelles le gouvernement avait tout misé, malgré la neutralité du Luxembourg. Cette attitude permit au Troisième Reich de le considérer comme un pays ennemi et d’en disposer à sa guise.

Le pire n’est jamais acquis

Sur le moment le gouvernement avait provoqué ce qu’il cherchait à éviter, la disparition du pays. Si son échec paraissait total sur le plan extérieur, il ne l’était pas moins à l’intérieur. La population lui reprochait de l’avoir abandonnée et trahie. L’appareil d’Etat lui en voulait de l’avoir laissé sans instructions et de s’être engagé dans le camp allié.

C’est pour pallier cela que les dirigeants restés dans le pays fondèrent la Commission administrative, un gouvernement de fait qui opta pour la collaboration avec l’Allemagne nazie. Comment faire autrement? En juillet 1940, celle-ci avait gagné la guerre. Elle avait écrasé la France et renvoyé les Britanniques dans leurs îles. Elle était liée par un pacte à l’Union soviétique et savait qu’une majorité des Américains étaient hostiles à une intervention de leur pays dans le conflit.

Les cartes ne furent rebattues que lorsque l’Allemagne envahit l’URSS en juin 1941 et déclara la guerre aux Etats-Unis, en décembre de la même année, suite au bombardement de Pearl Harbor par les Japonais. Tout à coup l’exil du gouvernement et de la Grande-Duchesse redevinrent un atout. Cette lecture des événements est moins éclatante que celle qui a longtemps prévalu. On peut tout de même en tirer une leçon positive. L’histoire n’est jamais écrite d’avance. Rien n’est donc jamais acquis, pas même le pire.

1) La fuite de la Grande-Duchesse, des ministres et de leurs familles a été racontée par Emile Haag et Emile Krier dans La Grande-Duchesse et son gouvernement durant la Seconde Guerre mondiale. 1940, l’année du dilemme, Luxembourg, RTL édition, 1987.
2) Ce témoignage a été retrouvé dans les notes d’E.T. Melchers par Michel Pauly qui a consacré un mémoire (non publié) à l’histoire de la Compagnie des volontaires pendant la Deuxième Guerre mondiale.
3) Ce témoignage se trouve dans le second tome de Freiwëllegekompanie 1940-1945, JACOBY, Louis, TRAUFFLER, René, Imprimerie St-Paul, Luxemburg, 1986, p. 47.
4) Wehrer a raconté ces événements dans un aide-mémoire non-publié mais consultable à la Bibliothèque nationale de Luxembourg: La Seconde Guerre mondiale: la mission et lactivité politiques de la Commission administrative. Aide-mémoire sur les événements politiques de mai à octobre 1940, publié, 1945
5) Tamburini a résumé la conversation dans un rapport remis à son gouvernement: Archivio Storico Diplomatico, Ministero degli Affari esteri, Direzione generale Affari di Europa e del Mediterraneo, Lussemburgo 1931-1945, Busta 1/C, 1940 (Rapporti politiciPolitica interna ed estera, Rapporto del Ministro in Lussemburgo, 30 gennaio 1940 sulla situazione in Lussemburgo.