„On ne déradicalise pas quelqu’un qui a des convictions“

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De notre correspondante Corinne Le Brun, Bruxelles

Pour prévenir la radicalisation des jeunes, l’éducation est selon le sociologue français Adil Jazouli le premier maillon de la chaîne.

Selon le sociologue français Adil Jazouli, l’islam de France est contaminé par la pensée salafiste, très présente dans les familles comme chez les jeunes. Cet islam conservateur et conquérant pose ses exigences, bouscule la République. Observateur des quartiers populaires et des banlieues, Adil Jazouli travaille sur la sortie de toutes les formes de violence dont le radicalisme fait partie. Conseiller-expert auprès du gouvernement français, Adil Jazouli soutient le plan national de prévention de la radicalisation „Prévenir pour protéger“. Un entretien.

Tageblatt: La référence de l’islam de France, c’est le salafisme, dites-vous. Pour quelles raisons?

Adil Jazouli: Le salafisme est la pensée la plus réactionnaire de l’islam. Aujourd’hui, elle est dominante dans l’ensemble du monde arabo-musulman, y compris en Europe. Si vous devenez musulman aujourd’hui en France, vous êtes salafiste. D’autres courants plus progressistes existent mais ils sont minoritaires.

Les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite sont des pays salafistes par excellence. A coups de milliards, ils répandent la pensée salafiste, chez eux et à l’étranger. L’Arabie Saoudite a formé des prédicateurs. Les salafistes sont conservateurs, réactionnaires dans leur manière de se comporter socialement et culturellement, sur les questions des mariages mixtes, des relations hommes-femmes, sur l’homosexualité … Dans les quartiers populaires, les jeunes désemparés vivent dans des conditions de vie très dures. Ils sont dans un vide identitaire. Il est plus facile de les „convertir“ à l’islam que s’ils étaient dans des situations de paroles, de débats.

Peut-on pour autant faire le lien entre la pensée salafiste et l’islamisme?

Il ne faut pas confondre salafisme et islamisme. Le salafisme est une conviction religieuse, l’islamisme (islam politique) une idéologie politique. On peut être salafiste sans être islamiste. L’islamisme veut prendre le pouvoir. La révolution iranienne a été un déclencheur: pour la première fois, une autorité théologique musulmane arrive au pouvoir, en Iran. L’islam politique a été encouragé par la révolution iranienne.

Aujourd’hui, l’islam de France s’est grosso modo structuré, sortant progressivement de l’“islam des caves“ et des banlieues. Le problème est que l’idéologie salafiste portée par les prédicateurs des années 80 continue. Ils ont profité du „terrain vide“ et ont commencé à recruter un certain nombre de jeunes. Certains musulmans sont beaucoup plus gravement atteints. La religion est, alors, une idéologie parmi d’autres.

Le nouveau plan français de prévention de la radicalisation constitue-t-il une avancée?

Il ne s’agit pas de rechercher une énième recette miracle pour „déradicaliser“ des personnes qui auraient basculé dans le terrorisme islamiste, mais plutôt de déployer tous azimuts une stratégie de prévention de ce phénomène dans les prisons, dans les collectivités publiques. L’accent est mis sur la prise en charge de personnes en voie de radicalisation, le plus tôt possible. L’école, le collège et le lycée mais aussi les crèches figurent au premier rang de ce plan.

D’abord, avec un renforcement des contrôles sur des écoles hors-contrat (privées) et sur l’enseignement dans les familles par des équipes d’inspecteurs spécialisées. Pour l’enseignement public, il s’agit d’améliorer le processus de détection en renforçant la formation des personnels et en diffusant les bonnes pratiques. Le phénomène de radicalisation, complexe et évolutif, reste mal maîtrisé. Le plan souligne aussi le partage des connaissances avec les pays confrontés à la même question.

„Le salafisme en Belgique: mécanismes et réalité“ (janvier 2018) édité par la Sûreté de l’Etat en Belgique est un document officiel explicatif et pédagogique très utile pour les acteurs de terrain (1). Il insiste beaucoup sur les valeurs démocratiques dont le salafisme est un ennemi mortel. La France pourrait s’inspirer de cette bonne pratique belge.

La déradicalisation a-t-elle porté ses fruits?

Non, bien évidemment. Il y a une erreur de diagnostic. On ne „déradicalise“ pas quelqu’un qui a des convictions, cela ne sert à rien. Les radicalisés nous ont déclaré la guerre. On doit les combattre comme un ennemi. La déradicalisation est une perte de temps. Par contre, on doit travailler en amont, mettre en œuvre l’immense chantier de sensibilisation, d’information. Ce programme de prévention passe par l’école, par les familles, par les structures sociales, culturelles et sportives qui doivent faire un travail de contre-offensive par rapport aux idées salafistes.

C’est un combat de civilisation. Il faut préparer les gens à avoir des contre-discours, à défendre les valeurs de leur pays, de la République: la tolérance, la laïcité, le respect de la différence, l’ouverture à l’autre. En 2017, 25.000 enseignants, travailleurs sociaux, responsables d’associations, ont été formés dans le cadre du programme „Valeurs de la République“.

Il faut continuer ce travail de fond, sur le terrain, directement avec les gamins. Rien ne vaut le face à face. L’école ne doit pas uniquement dispenser du savoir, elle doit éduquer et instruire. Il faut acculturer, autrement dit, enlever les gamins à la domination de la culture familiale pour qu’ils deviennent citoyens français. Il faut les préparer à avoir le libre arbitre, leur apprendre à regarder l’autre, aider les jeunes à consolider leur capacité de résistance intérieure.

Pourtant, l’école républicaine transmet ces valeurs …

Elle ne suffit pas à se sentir appartenir à la nation française. Surtout quand vous vivez dans des quartiers hyper discriminés, pourris, marginalisés où le chômage, les échecs scolaires sont quatre fois plus élevés que dans le reste de la société française. Les banlieues grossissent les problèmes, comme un précipité chimique. Tous les indicateurs sont au rouge. Vous ne vous sentez pas valorisés. Vous avez besoin de croire à autre chose.

Aujourd’hui, nous avons une situation où le sentiment d’échec d’une partie de la jeunesse crée le terreau favorable à toutes les manipulations idéologiques et religieuses imaginables. Un tiers de la jeunesse française vit en banlieue. Généralement, les jeunes qui réussissent quittent leur quartier. La réussite ne se voit pas, l’échec, lui, est visible. Bon nombre de jeunes sont en panne d’ascenseur social et en échec professionnel sinon on ne mettrait pas une politique publique pour essayer de les en sortir.

Comment s’extraire du „piège“ dialectique, respect des droits de l’homme et lutte contre la dérive d’une minorité totalitaire?

Nous sommes en présence d’un combat idéologique et culturel. Le totalitarisme qui enfièvre l’islam doit être nommé et combattu. Pour tous ceux qui dépassent la ligne rouge, il faut appliquer la loi. L’arsenal juridique, en France, comme en Belgique et en Europe, est complet et on ne doit pas avoir peur de l’utiliser. On ne peut arrêter les gens qu’après le passage à l’acte. On n’a pas de police de la pensée, heureusement. Mais on est en train de gagner la guerre par la prévention, la surveillance, l’identification le plus tôt possible des signes de dérives personnelles. La défaite de Daech va diminuer l’attractivité de l’Etat islamique et du „califat virtuel“. Les sociétés européennes ont pris conscience qu’elles doivent reprendre l’offensive sur un certain nombre de thèmes. Ce n’est pas parce que les immigrés maghrébins vivent mal en Europe que pour autant on peut tout leur passer. L’excuse sociologique n’existe pas. Rien ne peut justifier de transiger avec ceux qui veulent détruire la nation.

La communauté musulmane n’existe pas. C’est juste une illusion d’optique. Beaucoup de divisions existent au sein des musulmans. Certains font un travail remarquable dans la vie culturelle et sociale, au nom du vivre ensemble et pas au nom de l’islam. On a créé des conseils citoyens de toutes origines qui travaillent ensemble dans toutes les villes des quartiers populaires. Il y a des principes de base sur lesquels on doit être d’accord pour vivre ensemble, tout en maintenant des exigences minimales de la vie en société. Dans la société américaine, on vit côte à côte, pas ensemble. Je pense que ce modèle n’est pas applicable à l’Europe.

Par exemple, la nouvelle médiathèque de Créteil (banlieue sud-est de Paris) aide les jeunes à réviser et accueille plus de 10.000 adhérents. Ceux-ci viennent à condition qu’ils se sentent en sécurité. Tout ce qui peut rapprocher les gens est essentiel. Des élus locaux sont mêmes amenés à organiser des réunions pour que les gens se parlent.

Le modèle de la ville est important. En Grande-Bretagne, le Prince Charles est en train de construire des villes nouvelles composées de 30 pour cent de logements sociaux ou moins chers que le marché avec pour finalité de privilégier proximité, mixité sociale et nature. L’objectif est de sortir les quartiers pauvres de l’enfermement. Il faut rééquilibrer la composition du peuplement urbain en introduisant la mixité – de façon contrainte – tant sur les lieux de résidence qu’au sein du système scolaire.

„Marie, Meriem, Myriam“ est votre premier roman. Qu’apporte la fiction au chercheur que vous êtes?

Au moment des attentats à Paris, en 2015, comme sociologue, je n’avais pas assez de distance avec les événements. J’avais une envie de fiction depuis un certain temps. Comment arriver à faire ressortir les ondes de choc intimes après les attentats, au-delà des rassemblements collectifs? Chacun d’entre nous a ressenti quelque chose qui ne s’est pas forcément verbalisé. Beaucoup étaient ébranlés dans leurs convictions. Des amis très attachés à la laïcité ont commencé à durcir leur position, des amis musulmans et juifs commençaient à se crisper sur leur identité. Dans un climat déjà délétère, une peur s’est ajoutée à des peurs qui existaient déjà.

J’ai inventé des situations de trois femmes et d’un homme. Tous les faits sont vrais. Cette fiction est une sorte d’état des lieux de la société française aujourd’hui. Je décris les méfiances, le sentiment d’envahissement par l’islam que vivent certains, aussi les peurs qui ne trouvent pas de lieu d’expression parce que ces sentiments sont intimes. Depuis les attentats, les consultations psychiatriques ont été multipliées par dix, la consommation de tranquillisants a doublé. J’ai vu se dissoudre des amitiés parce qu’ils n’étaient plus d’accord sur la manière de voir les choses. On est dans le non-dit. Si on veut vivre ensemble en France, il faut se parler, en face. On est dans une hypocrisie générale, on fait comme si ça allait et, en fait, cela ne va pas. La France, dans ce qui la constitue, est très malade parce qu’elle ne se parle pas à elle-même. J’ai voulu poser ces questions dans une fiction.

„Marie, Meriem, Myriam. Trois Françaises, un attentat“, Adil Jazouli, Editions La Boîte à Pandore, 2018.