Penser le coronavirusAvec Laurence Brasseur

Penser le coronavirus / Avec Laurence Brasseur
Les musées ont dû convertir à la réalité virtuelle, pour certains dans la précipitation Photo: dpa/Christophe Gateau

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Chercheuse à l’Université du Luxembourg et docteure en études muséales, Laurence Brasseur observe la manière dont les musées tentent de répondre à la situation inédite créée par la pandémie. 

„La pandémie actuelle et la situation de confinement font réfléchir tout le monde et suscitent un grand nombre de questions. Il est clair que cela impacte les chercheuses et chercheurs de tous les domaines. Une grande partie de mes travaux de recherche est consacrée aux inégalités sociales et culturelles, notamment dans les musées.

A travers le monde et depuis mi-mars au Luxembourg, les musées et d’autres institutions culturelles se sont vus contraints de fermer leurs portes au public. Et les institutions n’ont pas vraiment eu le temps de s’y préparer. Cette nouvelle situation crée un certain nombre de problèmes, de challenges et peut-être aussi d’opportunités.

Vu que je m’intéresse tout particulièrement au rôle des musées dans la société et la relation parfois inégalitaire entre les musées et les publics, il y a certains aspects qui me semblent particulièrement intéressants.

Un palier plus facile à franchir

Un premier aspect concerne le numérique. Pour beaucoup de musées, la numérisation est le mot d’ordre depuis quelques années. Elle est vue comme un moyen de digitaliser les collections et d’en faciliter l’accès aux chercheur et chercheuses ainsi qu’au public. Dans un souci d’attirer de nouveaux publics, beaucoup de musées sont également présents sur les réseaux sociaux, avec plus ou moins de succès pour certains, car il ne suffit pas de mettre un contenu en ligne ou de poster une photo pour créer une relation avec les gens, tout comme il ne suffit pas d’exposer un objet dans une vitrine. Il faut faciliter le tissage de liens, la création de contenus pertinents. C’est un travail de longue haleine, qui a besoin d’une stratégie et nécessite une approche empathique envers les différents publics. Or, le confinement a pris sous cet aspect beaucoup de musées au dépourvu et ils tentent de faire au mieux avec leurs moyens à disposition.

Il ne suffit pas de mettre un contenu en ligne ou de poster une photo pour créer une relation avec les gens, tout comme il ne suffit pas d’exposer un objet dans une vitrine

Laurence Brasseur,  chercheuse en muséologie

Maintenant que le numérique est le seul moyen de communication entre les musées et les publics, le moment me semble opportun pour analyser les opportunités et surtout les limites. Croire que le numérique est le remède miracle pour rendre un musée plus accessible ou plus pertinent est un leurre. Il est vrai que les contenus en ligne (expositions, visites virtuelles, cours et performances en ligne …) ont la possibilité d’enlever certaines barrières. Par exemple, ils peuvent aider à surmonter ce qu’on appelle la ‚threshold fear’, cette angoisse ou ce sentiment d’inconfort que l’on ressent quand on visite un nouvel endroit, dans lequel on n’a pas de repère et on se sent mal à l’aise.

Les musées, surtout les grands et prestigieux, sont connus pour avoir cet effet-là sur des personnes qui ne sont pas habituées. On est observé tout le temps, on a peur d’abîmer ou de tout toucher quelque chose, les textes sont parfois compliqués. Alors, visiter un musée virtuellement depuis chez soi peut faciliter ce contact. C’est aussi intéressant pour ceux qui n’ont pas toujours la possibilité de visiter les musées, notamment les personnes à mobilité réduite.

Néanmoins, il est important de se rappeler que si les contenus en ligne enlèvent des barrières d’un côté, ils en créent de l’autre. Dans la situation actuelle, je constate beaucoup de similarités entre le musée et l’école, qui est elle aussi reléguée au numérique. Tout cela semble bien pratique et c’est un fait que cela facilite la communication et la transmission de savoir.

Toutefois, il ne faut pas oublier que miser sur le numérique exclut aussi des gens, surtout des personnes issues de milieux défavorisés. Tout le monde n’a pas accès à internet, ne détient pas un ordinateur personnel ou les compétences pour s’en servir. D’autres n’ont tout simplement pas le temps, sont pris entre le télétravail, l’école à la maison, et les travaux domestiques. Le langage aussi peut être une barrière. La langue utilisée n’est pas nécessairement parlée couramment par toutes les personnes et le langage peut paraître trop distant ou les textes être remplis de jargon. Alors, je me demande si toutes les initiatives, certes louables, attirent une autre partie de la population que celle qui visite déjà les musées régulièrement.

Il en va de même pour les initiatives sur les réseaux sociaux qui ont souvent un ton plus léger et humoristique, par exemple le hashtag #museumfromhome sur Twitter où des professionnels des musés présentent des objets et leur histoire. Il serait intéressant de voir quels publics sont attirés par ces contenus. Ne serait-ce pas plutôt les professionnels d’autres musées et les habitués?

Ne pas miser que sur la légèreté

Cela m’amène à un second point. Beaucoup de musées misent sur des contenus ludiques ou joviaux qui permettant aux gens de se changer les idées, de bénéficier d’un peu de légèreté en ces temps difficiles et incertains. C’est important. Cependant, je me pose la question s’il ne serait pas tout aussi intéressant d’essayer de lier les collections et les savoirs plus spécifiquement à la pandémie actuelle. Parfois, le fait de mieux comprendre les choses, de voir comment dans le passé, d’autres personnes ont fait face à des situations similaires et les ont surmontées, peut nous aider à mieux gérer nos angoisses. Des musées d’art, d’histoire, d’histoire naturelle, des musées scientifiques et d’autres ont tous des contributions à faire, des objets et oeuvres d’art à montrer, des histoires à raconter …

Au-delà de la transmission de savoir et de contenus, ils peuvent aussi contribuer d’autres façons aux difficultés actuelles. Toujours en relation avec leur mission principale, ils peuvent procéder au ‚rapid response collecting’, c’est-à-dire à la collection quasi immédiate d’objets et de récits liés à des événements sociaux contemporains. Un musée peut donc dès aujourd’hui collectionner les témoignages de personnes, leur vécu pendant cette crise, mais aussi les objets qui jouent un rôle crucial et qui symboliseront pour longtemps le moment historique que nous vivons. Je pense par exemple aux masques de protection faits maison. Mais les musées peuvent aller encore plus loin et quitter leur ‚zone de confort’.

A travers le monde, on a pu observer des musées faire don aux établissements sanitaires de masques et vêtements de protection qu’ils avaient en stock pour le travail des curatrices et curateurs. Il existe aussi des musées qui ont reconverti une partie de leurs bâtiments afin de subvenir à certains besoins sociaux, par exemple en cultivant des légumes dans leur jardin et ne les remettant à une banque alimentaire ou en mettant à disposition un espace pour réaliser les tests de dépistage du virus.

La pandémie peut être une opportunité pour les musées et autres institutions culturelles, non seulement en faisant preuve de solidarité mais aussi en répondant aux besoins des différentes communautés et en montrant que les musées méritent bien leur place dans la société.

Finalement, les inégalités touchent aussi de près et de loin les personnes qui travaillent pour les musées. Aux Etats-Unis, où la crise vient seulement de commencer, on observe déjà des licenciements massifs, particulièrement des contrats de guide free-lance résiliés. Les artistes et autres prestataires sont également touchés. Comme si souvent, ce sont les personnes qui sont déjà en situation précaire qui souffrent le plus dans cette crise sanitaire.

Les musées sont certes des acteurs parmi tant d’autres dans cette crise et certainement pas les plus importants. Cela n’empêche que pour ces institutions, c’est le moment propice pour remettre en questions leurs pratiques et montrer aux gens qu’ils sont là pour eux. Chaque musée peut faire une différence à sa manière.

Laurence Brasseur s’intéresse au rôle des musées dans la société et à la relation parfois inégalitaire entre ceux-ci et les publics
Laurence Brasseur s’intéresse au rôle des musées dans la société et à la relation parfois inégalitaire entre ceux-ci et les publics Photo: Michel Brunat/Université du Luxembourg