ThéâtreVie et mort des samouraïs du bitume

Théâtre / Vie et mort des samouraïs du bitume
Dans un bar routier perdu au milieu de nulle part, trois destins s’affrontent  Photo: Bohumil Kostohryz

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Dans „Truckstop“, une mère-poule manipulatrice et un jeune couple naïf, ivre d’amour et d’aventure s’affrontent dans un huis clos posthume dont le récit éclaté se reconstitue peu à peu. Porté par un jeu d’acteurs convaincant et une mise en scène à la fois précise et enjouée, la pièce montre l’engrenage des destins broyés dans les provinces désertées.

Ça se passe au beau milieu de nulle part, dans un de ces non-lieux où des âmes perdues attendent que quelque chose surgisse – l’amour, l’aventure, l’inconnu ou la tragédie. Dans „Truckstop“ de l’autrice Lot Vekemans, tout cela surgit à la fois, qui vient déranger un quotidien minutieusement chronométré: Ada (Isabelle Bonillo) et sa fille Katalijne (Elsa Rauchs) gèrent un bar de province déserté par la clientèle. La concurrence est rude, surtout depuis qu’un voisin vient de rouvrir boutique, qui a modernisé son local, le transformant en quelque chose comme une imitation de McDo – au grand dam d’Ada, qui voit sa clientèle se disperser de plus en plus.

Sa fille Katalijne, âgée de dix-huit ans et souffrant de troubles d’attention, ne s’en fait pas trop: elle ne semble pas avoir le sens des réalités économiques et s’est faite à son destin entre soupe et croque-monsieur le soir et des listes très précises énumérant les tâches à mener à bien – parce que malgré ses dix-huit ans, sa mère, prenant comme prétexte les troubles psychiques de sa fille, la traite comme une gamine. Leur bar est surtout fréquenté par des camionneurs qui viennent s’y ravitailler en café, en bière ou en nourriture bien graisseuse.

Remco (Sullivan Da Silva), le fils d’un agriculteur spécialisé dans l’élevage d’autruches en fait partie, qui passe souvent au „Truckstop“. Un jour pourtant, tout est différent. „C’est comme si je le voyais pour la première fois“, explique Katalijne, qui tombera raide amoureuse de Remco. Dès lors, les choses s’embrouillent: alors que Remco rêve de s’acheter un camion pour devenir routier indépendant et que Katalijne veut tout abandonner pour l’accompagner, la mère-poule Ada a peur que sa fille l’abandonne. Du coup, elle n’aime pas Remco, n’aime pas l’influence que celui-ci a sur sa fille. Pour elle, Remco, c’est le genre de mec qui se casse la gueule car „les portes électriques se ferment toujours au moment où il essaie d’entrer“. C’est le genre de mec qui a „un talent exceptionnel – celui d’échouer“.

Or, avant que les choses aillent plus loin, une prolepse s’intercale, au cours de laquelle le spectateur apprend qu’à la toute fin de l’histoire, les trois personnages de la pièce meurent et que tout ce que la pelote narrative déroule par la suite n’est que reconstitution, dernières voix de trois êtres déjà décédés.

Du coup, „Truckstop“ installe un suspense qui ne vise pas tant la résolution – cette résolution tragique, on la connaît donc dès la quatrième scène – mais la façon dont ça arrive: car une fois que les trois personnages nous ont décrit en détail leur fin sanglante avec force coups de couteau et corps broyés par l’acier et la tôle, l’on se demande comment le déséquilibre initial causé par le surgissement de l’amour entre Katalijne et Remco aura bien pu mener à cette surenchère de violence et de mort.

La mise en scène de Daliah Kentges (c’est sa deuxième, après „Dräi Schwësteren“ au Kasemattentheater) joue subtilement sur l’espace émotionnel ouvert par ce huis clos posthume, joue habilement sur cette prolepse fatale qui guidera toute la construction dramaturgique de la pièce, cette dernière oscillant entre showing et telling, entre un déroulement fluide des scènes narratives et un arrêt sur image donnant lieu à une enquête presque policière, faite par les personnages-fantômes eux-mêmes, qui essaient d’analyser après-coup comment les choses ont bien pu en arriver là avec moult hypothèses et monologues.

De ce décalage résulte une certaine légèreté, une certaine drôlerie narrative qui découle du montage et qui contraste avec le tragique du propos, évitant à la pièce d’être plombée par une lourdeur que les sujets abordés appelaient tout naturellement. C’est là que la précision de la mise en scène importe, l’éclairage et l’accompagnement musical électro contribuant à changer de ton ou à suspendre la narration d’un moment à l’autre.

Ce que „Truckstop“ aborde, c’est la solitude des rêveurs qui vivent loin de l’agitation des villes, c’est le lent abandon des provinces – qui est aussi l’un des sujets principaux de cette rentrée littéraire française (1) –, c’est leur transformation en non-lieux déserts, où la plupart ne fait que passer sans voir le lent délabrement des lieux et des hommes. C’est en ce sens que les débris de verre éparpillés en début et en fin de pièce – une lampe fétiche de Katalijne s’est brisée – font sens: elles expriment à la fois la structure comme éclatée, chamboulée de la pièce, mais aussi les tentatives vaines de ces individus brisés qui tentent d’assembler, de coller ensemble des morceaux d’existence ratée pour en fabriquer quelque chose de beau.

Soutenu par un jeu d’acteurs convaincant – Elsa Rauchs fascine en jeune gamine débordant de naïveté et d’excitation, implosant d’impatience, Sullivan Da Silva touche en jeune homme rêveur qui se laisse manipuler par les adultes et la mère manipulatrice Isabelle Bonillo est diabolique à souhait – et une scénographie impressionnante, qui transcende la solitude, la rouille, les lambrissures et la décrépitude en quelque chose d’à la fois esthétique et triste, „Truckstop“ entame avec brio la nouvelle saison du (mais pas au) Centaure.

(1) En témoignent l’excellent „Histoires de la nuit“ de Laurent Mauvignier et „Nature humaine“ de Serge Joncour.

Info

Prochaines représentations au Mamer Kinneksbond: aujourd’hui, demain, le 14 et le 15 octobre à 20.00 h, dimanche à 18.30 h