L’histoire du temps présentLa démocratisation de la constitution luxembourgeoise

L’histoire du temps présent / La démocratisation de la constitution luxembourgeoise

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Le Luxembourg vient de commémorer l’année dernière le centième anniversaire de l’introduction du suffrage universel à l’occasion de la révision constitutionnelle de 1919. L’attention portée alors sur la question du suffrage universel a laissé quelque peu dans l’ombre les débats menés au début du XXe siècle quant à l’opportunité d’une révision générale de la constitution de 1868.

Dès 1912-1913, lorsque la majorité parlementaire du Bloc des gauches libérale et social-démocrate aborda la difficile question d’une révision constitutionnelle en vue de l’introduction du suffrage universel, le leader social-démocrate Michel Welter réclama dans un rapport parlementaire la révision générale de la constitution de 1868. Selon Michel Welter, il ne suffisait point de modifier les articles 51 et 52 de la constitution pour faire accéder tous les citoyens majeurs au suffrage politique. A son avis, il fallait en toute conséquence englober la question de la souveraineté et des pouvoirs monarchiques dans une révision future, de même que les dispositions concernant la succession au trône dans la dynastie des Nassau. Et Welter de revendiquer plus précisément la prise en considération du principe constitutionnel de 1848, selon lequel la puissance souveraine émane de la nation. Le député social-démocrate réclama encore l’abolition du Conseil d’Etat, institution issue du coup de force de 1856 du roi grand-duc Guillaume III contre la constitution libérale de 1848. De l’avis de Welter, l’introduction du suffrage universel devait avoir pour corollaire la création d’une seconde chambre législative démocratiquement légitimée par le suffrage universel, afin de renforcer le régime parlementaire. D’autres revendications du Bloc des gauches portaient sur l’inscription dans la constitution du principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ou bien encore sur l’obligation constitutionnelle à imposer aux membres du gouvernement de se présenter au suffrage des électeurs.

En raison des féroces luttes politiques entre le Bloc des gauches et le parti clérical à propos de la nouvelle loi scolaire de 1912, et du climat de guerre civile que ces dissensions avaient provoqué, le Bloc des gauches n’osa plus engager avant la Première Guerre mondiale la procédure d’une révision constitutionnelle qui aurait nécessairement entraîné la dissolution de la Chambre en vue de l’élection d’une assemblée constituante. Ce n’est qu’à la fin de la période de guerre, en novembre 1917, que la question du suffrage universel fut relancée au parlement, à l’initiative du parti socialiste. Tous les partis politiques avaient entretemps adopté le principe du suffrage universel direct, égal et secret. Cette fois ce fut au tour des députés libéraux Maurice Pescatore et Robert Brasseur de faire remarquer qu’une démocratisation de la constitution ne pouvait se limiter à la révision de l’art. 52 et qu’il fallait impérativement englober la révision des art. 32 et 37 de la constitution de 1868.

Le roi grand-duc ou la nation?

Un bref rappel historique afin de bien saisir les enjeux du débat à propos de l’art. 32, définissant la souveraineté de la puissance publique, et de l’art. 37, visant le pouvoir de conclure des traités attribué au Souverain. La révolution de 1848 a marqué l’histoire politique du Luxembourg et exercé une influence notable sur son évolution vers une monarchie constitutionnelle. En 1848, le roi grand-duc Guillaume II s’est vu obligé d’accepter une constitution inspirée du modèle libéral de la constitution belge de 1831, et de partager une part de ses prérogatives avec une assemblée de type parlementaire, élue il est vrai au suffrage censitaire. La constitution belge de 1831, stipule en son art. 25 que la souveraineté de la puissance publique émane de la nation. La commission parlementaire chargée en 1848 de la rédaction d’une constitution luxembourgeoise reprit précisément cette formulation-là dans son avant-projet. Le gouverneur de la Fontaine réussit cependant en 1848 à convaincre les constituants qu’une telle disposition risquait de froisser le roi grand-duc et que les libertés fondamentales, ainsi que les garanties parlementaires se trouveraient de toute façon inscrites dans la constitution future.

Durant la phase de réaction contre les avancées libérales de 1848, le roi grand-duc Guillaume III rétablit à l’occasion de son coup de force de 1856 la concentration de l’exercice du pouvoir en la personne du monarque. Par voie de conséquence, le nouvel art. 32 de la constitution de 1856 porte désormais en guise de marque de l’absolutisme monarchique: „La Puissance souveraine réside dans la personne du Roi Grand-Duc“. Suite à la dissolution en 1866 de la Confédération Germanique, qui avait inspiré les revendications réactionnaires de 1856, une nouvelle révision constitutionnelle restaura en 1868 des dispositions essentielles de la constitution libérale de 1848. La première ligne de l’art. 32 portant sur la souveraineté du monarque fut purement et simplement supprimée. Une vingtaine d’années plus tard, Paul Eyschen, ministre d’Etat, allait défendre dans sa publication sur le droit constitutionnel luxembourgeois de 1890 la thèse selon laquelle la formulation, et de ce fait la portée, de l’art. 32 de 1868 ne différaient pas fondamentalement de celles de 1856. Ces vues défendues par Paul Eyschen provoquèrent alors une âpre controverse avec son adversaire politique, l’ancien ministre d’Etat Emmanuel Servais. A l’occasion d’une interpellation parlementaire, ce dernier récusa l’interprétation qu’Eyschen donnait de l’art. 32, en renvoyant au texte et à la portée de la constitution de 1848. Il y a lieu de noter que la controverse Eyschen-Servais ne fut pas tranchée en 1890 et qu’elle ne produisit pas d’effet d’ordre constitutionnel.

C’est bien à cette divergence d’interprétation de l’art. 32 que se réfère le député libéral Robert Brasseur, lorsqu’il affirme le 6 mars 1918, lors de sa présentation à la Chambre des vues du parti libéral à propos de la révision constitutionnelle envisagée, qu’il „n’est pas possible, lorsque nous sommes appelés, 50 ans après 1868, à venir retoucher notre pacte fondamental, que nous puissions laisser ouvertes des controverses de ce genre.“ C’est pourquoi il importerait de préciser la définition de la souveraineté de la puissance publique. A cet effet il conviendrait de se reporter aux principes fondamentaux de la monarchie constitutionnelle et de stipuler que tous les pouvoirs émanent de la nation, que la grande-duchesse les exerce conformément à la constitution et aux lois du pays et qu’elle n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la constitution. Et Brasseur d’établir une corrélation entre l’introduction du suffrage universel et la question de la définition de la souveraineté: „Il n’est pas possible, en effet, d’appeler le peuple à la formation de la Chambre et de maintenir en même temps, dans notre droit public, certaines doctrines qui entendent faire résider la puissance souveraine exclusivement dans la personne du Souverain. A ce prix-là, le suffrage universel ne serait qu’un leurre, et la révision constitutionnelle ne serait qu’une parodie.“

Crise gouvernementale à propos de l’art. 32

Présentées à la Chambre les 6 et 7 mars 1918, les propositions libérales de révision des art. 32 et 37 furent repoussées avec véhémence par le parti de la Droite. D’emblée, le jeune député Pierre Dupong fit remarquer que la question soulevée par la proposition libérale de soumettre à révision l’art. 32 „est celle de savoir si nous devons garder en principe la forme monarchique à notre Gouvernement, ou si nous devons implicitement, par la proclamation du principe de la souveraineté du peuple, consacrer le système républicain“. Or, le peuple luxembourgeois, dans sa très grande majorité, ne souhaiterait aucunement l’instauration d’un régime républicain, affirma Dupong. Il s’agirait en vérité d’une démonstration antimonarchique dirigée contre la Couronne, la proposition libérale n’étant d’aucun intérêt pratique pour le peuple. Le ministre d’Etat Léon Kauffman (parti de la Droite) déclara pour sa part ne pas pouvoir conseiller à la grande-duchesse de consentir à la révision des art. 32 et 37. A l’appui de son refus annoncé dès avant le vote de la Chambre, Kauffman invoqua la portée fondamentale des traités définissant le statut international du pays. Du Pacte de famille du Nassauischer Erbverein de 1783, en passant par l’Acte du Congrès de Vienne, jusqu’à l’art. 1er du traité de Londres de 1867, ces traités auraient fait de la dynastie des Nassau le garant de l’indépendance nationale. Le principe de la souveraineté de la nation serait „destructeur du droit monarchique dans son essence et son intégralité juridiques, il porterait atteinte aux fondements sur lesquels la dynastie est établie“.

Bien que le ministre d’Etat eût annoncé son refus de soumettre à la grande-duchesse pour approbation une décision éventuelle de la Chambre concernant la révision des art. 32 et 37, les députés libéraux et socialistes, de même que ceux du Freie Volkspartei, votèrent le 7 mars 1918 la prise en compte des art. 32 et 37 en vue de la révision constitutionnelle, par 27 voix contre les 23 voix de la Droite. Mis en minorité à la Chambre, Kauffman ne posa pas la question de confiance et préféra donner la démission de son gouvernement à la fin du mois de mars. Concernant la révision constitutionnelle, les choses en seraient peut-être restées là, si la grande-duchesse Marie-Adélaïde n’avait pas refusé dans un premier temps la démission du gouvernement Kauffman, puis annoncé le 14 juin 1918 sa décision de soumettre par acte souverain la révision des art. 32 et 37 à la future Constituante.

La droite à la recherche du soutien populaire

L’assemblée constituante votera en fin de compte la révision des art. 32 et 37 à l’unanimité, le 29 janvier 1919, en pleine crise révolutionnaire. Le parti de la Droite opère alors un revirement spectaculaire en acceptant la référence à la souveraineté du peuple. C’est que la situation politique de l’hiver 1918-1919 diffère notablement de celle du printemps précédent. Confronté à une crise de régime qui est d’abord une crise de légitimité de la dynastie régnante, le ministre d’Etat Emile Reuter (parti de la Droite) a besoin de l’assentiment populaire pour sauver la dynastie des Nassau par voie de référendum. C’est bien pour cette raison que le parti de la Droite laisse tomber ses préventions idéologiques et juridiques, d’autant qu’avec la question du référendum populaire Reuter s’est avancé sur un terrain constitutionnel mal assuré. La droite et les partis de gauche se mettent finalement d’accord sur une formule de compromis: depuis la révision de 1919, la première ligne de l’art. 32 est libellée comme suit: „La puissance souveraine réside dans la Nation.“ 

Les modifications constitutionnelles de 1919 représentent une étape cruciale de la modernisation de la monarchie constitutionnelle et de la démocratisation de la constitution luxembourgeoise. Les controverses à propos des art. 32 et 37 montrent bien à quel point des questions d’opportunité politique et des considérations idéologiques peuvent interférer dans le processus d’une révision constitutionnelle. L’objectif primordial de la révision constitutionnelle consistant à combler le fossé qui sépare l’affirmation des principes fondamentaux de la démocratie parlementaire des prérogatives monarchiques, héritées dans bien des cas du droit princier allemand du XVIIIe siècle. D’où aussi l’ambition de faire concorder le texte de la constitution avec la pratique politique. Au-delà de la révision de 1919, cette ambition a gardé toute son actualité jusqu’à notre époque, comme l’ont encore montré récemment l’abolition en 2009 du pouvoir grand-ducal de sanctionner les lois, provoquée par le refus du grand-duc Henri de sanctionner la loi sur l’euthanasie, ou bien les mesures de réforme de la Cour grand-ducale proposées en début d’année dans le rapport de J. Waringo. Il y a une dizaine d’années, Paul-Henri Meyers, alors député du CSV et constitutionnaliste avéré, avait fixé l’objectif d’une révision globale de la constitution de 1868. A l’heure actuelle, il semble que le parti CSV ne soit plus disposé, pour des considérations d’opportunité politique, à honorer cette ambition. Le Luxembourg peine décidément à sortir du carcan constitutionnel du XIXe siècle.