L’histoire du temps présentJanvier 1941

L’histoire du temps présent / Janvier 1941
Fin janvier 1941, le grand-rabbin du Luxembourg conclue un rapport en soulignant que la souffrance des Luxembourgeois catholiques était supérieure à celles des Juifs Photo: Editpress/Isabella Finzi

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En janvier 1941, les peurs et les illusions des premiers mois de l’occupation ont commencé à s’évaporer. C’est ce que l’on peut lire, entre les lignes, dans un rapport que le grand-rabbin du Luxembourg, Robert Serebrenik, a alors rédigé. A première vue il semble y insister sur la résistance unanime des Luxembourgeois et va jusqu’à minimiser les souffrances des Juifs. Mais ce texte est peut-être plus ambigu qu’il n’y paraît.

Le 23 janvier 1941 eut lieu le premier anniversaire de la Grande-Duchesse Charlotte sous l’occupation. Pour certains Luxembourgeois il était important de marquer le coup, ne serait-ce qu’en organisant une petite fête dans l’intimité. C’était là une occasion de braver l’ordre nouveau ce qui, s’y l’on en croit un rapport de l’époque, n’échappa pas aux autorités nazies:

„Am 23. Januar feierte die Bourgeoisie luxembourgeoise den Geburtstag der Großherzogin. Man zog den Smoking an, die Damen die Grande Toilette und lud Freunde zum Essen zu sich ein. Wie üblich war die Patisserie von Namur, Kuntgen, Kaempff-Kohler etc. Das Obst vom Jardin d’Espagne und die Traiteure, die bekannten, lieferten das Hors d’œuvre. Angestellte genannter Firmen übergaben der Gestapo die Liste der Bestellungen und die genauen Adressen. Gegen 10 Uhr abends erschien, in 400 Wohnungen überfallartig, zu gleicher Zeit, teils mit Schlüsseln aufmachend, teils die Türen aufbrechend, die Gestapo und überraschte die im geheimen Feiernden und hunderte von Luxemburgern wurden verhaftet und ins Gefängnis gebracht. Immer wieder, nachdem sie vorher in der Villa Pauly die üblichen Torturen ausgehalten hatten. Dr. Clees Vic, Dr. Kuborn, Weihnachter Tid und andere sind noch immer inhaftiert.“

Le long périple d’un document sensible

Le rapport dont est tiré ce passage avait été rédigé par le grand-rabbin de Luxembourg, Robert Serebrenik, probablement au début du mois de février 1941. Ce n’est toutefois que le 28 avril suivant qu’il parvint entre les mains de son destinataire, l’American Jewish Joint Distribution Committee (JDC ou „Joint“), une organisation humanitaire juive basée à New York.

Le Joint organisait et finançait alors la fuite de Juifs piégés dans l’Europe sous domination nazie. Il est donc envisageable qu’un réfugié luxembourgeois ait rapporté le rapport de Serebrenik en Amérique, après un long périple à travers la France occupée, la Zone libre, l’Espagne, le Portugal puis l’Atlantique.

Le 13 mai 1941, le Joint fit parvenir au gouvernement en exil une version du rapport qui avait été traduite en anglais et ne portait aucune mention de l’identité de l’auteur. Ce dernier aurait été en danger de mort si les Allemands avaient appris qu’il avait fait fuiter des renseignements vers l’extérieur. En raison de son caractère sensible, le Joint demanda que le texte lui soit renvoyé après lecture, mais visiblement une copie fut faite, puisqu’elle est conservée aujourd’hui aux Archives nationales de Luxembourg dans le fonds „Gouvernement en exil“.

Les ministres, qui ne recevaient des informations en provenance du Grand-Duché qu’au compte-goutte, furent probablement rassurés de lire que leurs concitoyens avaient conservé leur fidélité à leur pays et à leur souveraine et choqués de découvrir que les domiciles de membres de l’élite sociale avaient été pris pour cible. Si cela était vrai, certains de leurs proches, voire des membres de leurs familles avaient été brutalisés.

Changement de situation

Le problème est qu’on ne trouve aucune trace de ces 400 descentes et des arrestations brutales auxquelles elles auraient donné lieu dans les rapports hebdomadaires du SD (Sicherheitsdienst („service de sécurité“), le service de renseignement dépendant de la SS). Pourtant ce dernier avait plutôt tendance à monter en épingle le moindre acte d’insoumission.

Ceux-ci étaient d’ailleurs, à l’en croire, plutôt en augmentation depuis fin 1940. Fin novembre/début décembre, les Luxembourgeois, notamment les membres de l’élite, avaient adhéré en masse au parti collaborationniste Volksdeutsche Bewegung (VdB). Ils l’avaient fait par peur mais aussi parce qu’ils estimaient que les Allemands avaient gagné la guerre, que l’annexion par le Reich était une fatalité et qu’en entrant en grand nombre dans la VdB, ils pourraient s’en emparer et en faire le porte-parole du Luxemburger Land au sein de la Grande-Allemagne.

Mais dans les semaines suivantes la situation avait évolué. Alerté par les rapports du SD, le Gauleiter Simon avait mis fin à toute tentative de noyautage de la VdB. Quant à la situation militaire, elle n’était soudainement plus aussi favorable à l’Axe. La Luftwaffe avait perdu la Bataille d’Angleterre, quant à l’armée italienne, elle venait de subir des revers cuisants en Grèce et en Afrique du Nord.

Redorer l’image des élites luxembourgeoises

„Die luxemburgische Widerstandsbewegung sei nach wie vor sehr aktiv“, nota un agent du SD dans un rapport du 2 février: „Nach aussen hin werde diese Tatsache in der Zunahme staatsfeindlicher Äusserungen, in der Verbreitung von Gerüchten, in der Verwendung von Hetzschriften, in der Anbringung deutschfeindlicher Inschriften, in dem Abhören von englischer Sender und der Weiterbringung der Parolen der englischen Lügenpropaganda erkennbar.“

Que des gens de la bonne société aient fêté l’anniversaire de la grande-duchesse dans la sécurité trompeuse de leurs demeures cossues, comme l’a rapporté Serebrenik, n’est donc pas exclu, c’est même fort probable. Simplement le rabbin a probablement dramatisé les faits dans son récit.

Il le faisait vraisemblablement pour redorer vers l’extérieur l’image d’élites luxembourgeoises qui avaient jusque-là accepté beaucoup de compromissions. Son rapport commence par un paragraphe apologétique, une mise au point par rapport à un discours de Joseph Bech que la BBC avait justement diffusé le jour de l’anniversaire de la Souveraine:

„Die Rede des luxemburgischen Aussenministers Bech vom 23. Januar wurde in Luxemburg gehört und hinweisend auf den Satz, wo Bech es bedenklich findet, dass nach Aussage des Gauleiters Simon – 55.000 eingeschriebene Mitglieder in der Volksdeutschen Bewegung sich befinden – was naturgemäss das Interesse der Engländer und Amerikaner an der Wiederherstellung eines unabhängigen Luxemburg schwächen musste, nachstehender Bericht: Der Widerstand der Luxemburger ist vor allem innerlich, d.h. in der Gesinnung und in der moralischen Haltung ein vorbildlicher. Wenn er sich auch nicht äusserlich demonstrativ wirksamer Weise Platz machen kann. Der Luxemburger, gleichgültig, ob er Privatmann, unabhängiger Kaufmann, Angestellter, Bauer, Arbeiter oder öffentlicher Beamter ist, wird […] angehalten, in die Volksdeutsche Bewegung einzutreten. Im Weigerungsfall verliert er nicht bloss seinen Posten oder seine Stellung oder wird von den wirtschaftlichen Quellen abgeschnitten“, et là, l’auteur prend le soin de préciser, entre parenthèses: „(was viele materiell gesicherte Menschen etwa tun könnten und was ihnen auch im Sinne der Forderung einer heroischen Haltung verlangt werden könnte) – sondern es wird den sich weigernden erklärt, dass alle in diesem Falle das Land verlassen müssten, weil für sie in dem ,deutschen Luxemburg‘ kein Platz mehr wäre. So ist es leicht begreiflich, dass unter diesen Umständen der Luxemburger zähneknirschend sich fügt, den Aufnahmezettel unterschreibt und damit eine Formalität erfüllt.“

Excuses, lieux communs et contradictions

Le grand-rabbin rendait donc hommage à la résistance intérieure censément unanime, tout en ajoutant entre parenthèses que les plus aisés ne brillaient pas par leur héroïsme. L’ambiguïté de son rapport est encore plus frappante lorsque l’on compare le tout premier paragraphe au tout dernier:

„Es ist bedeutsam, sich zu Bewusstsein zu bringen, dass die katholische Bevölkerung psychisch, wie physisch, mehr zu leiden hat als die Juden im Lande. Die Letzteren sollen bloss zur Gänze ausgetrieben werden und diese Austreibung wird mit den erschreckendsten Einschüchterungsmethoden betrieben. An den ersteren aber will man eine Mission erfüllen, und sie im Lande haltend, zu den Idealen ,Deutsch‘ (sic.) machen.“

Si au début, Serebrenik écrivait que les Luxembourgeois – ici il faut comprendre les Luxembourgeois catholiques – ne s’étaient soumis à l’occupant qu’en apparence, pour ne pas être expulsés de leur propre pays, il concluait son texte en soulignant que leurs souffrances étaient supérieures à celles des Juifs parce que, contrairement à ces derniers, qui en étaient chassés, eux n’avaient pas la possibilité de quitter le Grand-Duché. Quelle était donc la plus grande des tragédies – être coincé au Luxembourg occupé ou en être chassé?

Serebrenik avait-il consciemment introduit cette contradiction dans son rapport? Peut-être a-t-il simplement relayé les excuses, les lieux communs et les contradictions de gens qu’il fréquentait et qu’il avait moins que jamais intérêt à se mettre à dos. Les Juifs du Luxembourg étaient alors particulièrement isolés. Contraints de partir par les Allemands, en pleine guerre et sans savoir où aller, ils devaient absolument trouver des alliés. Quitte à minimiser leurs propres souffrances et à magnifier une résistance à peine balbutiante.