LuxemburgensiaDiable(s) en papier

Luxemburgensia / Diable(s) en papier
L’écrivain Tullio Forgiarini Photo: Pitt Simon

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Quatre ans après son incursion dans la fantasy avec „Lizardqueen“, Tullio Forgiarini revient avec „Céruse“, un méta-thriller lynchien qui ne fait pas dans la dentelle. Au-delà des loufoqueries sanguinolentes dont on a pris l’habitude à force de le lire, Forgiarini y met en scène un narrateur-écrivain peu digne de confiance, qui se promène comme un funambule entre le réel, sa mise en écriture et l’affabulation. C’est drôle, décontenançant, parfois un peu désinvolte, diaboliquement malin et terriblement jouissif.

Ça commence sur les chapeaux de roue, avec un gamin de douze ans qui raconte comment il découvre son talent pour „lire les gens“ quand il réalise que sa mère, déposant une énième déclaration de disparition au commissariat après que le père est „parti avec une de ses putes“, vient de mentir et aux policiers et à son fils. Peu après, cette même mère, constatant que le gamin a bien compris qu’elle ne faisait que „performer“, le rend complice de son crime en le forçant à disséminer les membres découpés du paternel congelé dans les poubelles de la ville.

C’est sur cette précision que finit „Racines“, qui n’est pas seulement le premier chapitre de Céruse, mais constitue également l’incipit de la future biographie de Céruse, un richissime homme d’affaires dont le décès prochain (il est „sur le point de crever d’un adénocarcinome pancréatique“) „générera un nombre impressionnant de faire-part“ alors même qu’il fut un salaud de la pire sorte. Afin de léguer à la postérité des traces de ses crimes, afin que ses ignominies s’inscrivent dans la pérennité, Céruse recourt, comme le fait toute célébrité digne de ce nom, à ce que le racisme inhérent à la langue française continue à appeler un „nègre“, à qui il commandera un texte „lapidaire et pan-dans-la-gueule“.

Enter le scribe: il s’appelle Nino Bianchi, est le narrateur-écrivain du roman qu’on s’apprête à lire, abhorre la personne qu’il doit dépeindre, ne s’en exécute pas moins – la chose est grassement payée – et livrera bel et bien une biographie „pan-dans-la-gueule“, dont nous suivons les immondes péripéties (un peu) et, surtout, la genèse tumultueuse. De Bianchi, on sait peu de choses, sauf qu’il a une prothèse à la place du pied droit, qu’il était prof, qu’il a failli étrangler un élève après que celui-ci s’est comporté en néonazi lors d’une visite scolaire à Auschwitz, qu’il a perdu son boulot parce que le père de l’élève était un avocat influent, que depuis, il est écrivain à temps plein et que, pour ce faire, il accepte de raconter des vies autres que la sienne, qu’il est retourné vivre dans sa maison d’enfance après que sa mère, démente, a été placée dans le „Centre“ et qu’il a constaté que la vie de couple, ça ne lui seyait guère. (D’accord, ça en fait pas mal d’infos, mais ça n’aidera pas à faire lumière sur des zones d’ombre persistantes).

Sans trop vous en dire d’une intrigue qui pourra, par moments, avoir l’air aussi décousue qu’un film de David Lynch ou de Richard Kelly mais qui, thriller oblige, offrira une résolution plus ou moins claire et nette, précisons néanmoins que Bianchi sera mêlé à une histoire sanguinolente, que son parcours sera jonché de cadavres, qu’il rencontrera Garance, une infirmière borgne qui a le pouvoir de voyager dans le temps, Clémence, une agence immobilière à l’attitude „arrogante et désespérée“, Martine Martin, une charmante commissaire de police tout droit importée de précédents ouvrages forgiariniens, qui surgira aux moments les plus inopportuns ou encore Isaac Awate, un réfugié syrien qui adore préparer du zigni et dont il essaie de transformer le destin en littérature avant de se faire taper sur le doigt par l’ignoble Céruse, qui lui dira qu’il n’arrivera jamais „à donner une voix à ces gens“ parce qu’il „n’a pas assez souffert“.

„No one knows what is happening …“

„Les possibilités de ce qui peut arriver sont quasi illimitées“, écrit Bianchi vers la fin du roman. La logique narrative du roman de Forgiarini réside moins dans sa structuration précise ou dans une orchestration minutieuse que dans une sorte de joyeux débordement des motifs, d’une improvisation qui paraît explorer différents „sentiers qui bifurquent“ borgésiens – plutôt que de suivre une intrigue rigide, conçue et concoctée avec soin, Forgiarini mime l’imprévisibilité totale de nos vies et donne à lire le caractère complètement aléatoire de ce qui se passe, ses personnages se retrouvant souvent, parce qu’ils sont nuls ou qu’ils se disent tels, au mauvais moment au mauvais endroit, suivant une logique de l’„anti-kaïros“ qu’on connaît des frères Coen.

Plutôt que de construire un monde cohérent, Forgiarini explore une esthétique de la déconstruction, du lent démantèlement du réel, montrant que, si la réalité résulte toujours d’un agglomérat de versions du réel plus ou moins concordantes, cette même réalité se met à chanceler dès qu’un groupe de marginaux commence à mettre à sac ce consensus pour y insérer de l’imprévisible ou de la violence: au cours de ce parcours de plus en plus onirique, le lecteur apprendra que l’expression „prendre son pied“ peut connaître un sens on ne peut plus littéral, suivra Bianchi dans un futur où il ne fera jamais nuit, verra des personnages disparaître à jamais ou des identités se confondre, s’entremêler et constatera encore une fois que, dans un roman, on ne voit jamais que ce que le narrateur veut bien nous montrer – à plusieurs reprises, l’auteur joue de cet artifice pour mener son lecteur sur une fausse piste, qui fera même erreur sur la personne à cause d’une utilisation ambiguë de pronoms personnels.

Ces déconditionnements sémantiques et grammaticaux servent à déjouer la construction sans équivoque d’un monde fictionnel qui serait restituable de façon claire – le narrateur évolue dans les brumes, raison pour laquelle le monde tel qu’il le raconte est fait d’incertitude, tissé d’ambiguïtés.

„… there is a lot of danger out there, OK?“

S’il n’aime pas travailler avec les repères habituels de la littérature réaliste, Forgiarini a pourtant des compagnons de route qui prennent la forme de références intertextuelles: à l’instar de l’histoire de départ – le mec véreux qui veut qu’on écrive sa vie –, la policière qui est toujours de bonne humeur n’est pas sans rappeler „Fargo“; l’échange entre Céruse et Bianchi rappelle, pour le cynisme et la misanthropie du premier, „Hygiène de l’assassin“ d’Amélie Nothomb (c’était son premier roman et elle ne produisait pas encore ses romans à la chaîne); quant au surgissement soudain d’une violence incongrue dans un monde onirique, on n’est pas loin des mondes étranges d’un David Lynch, d’un Brian Evenson ou encore d’un Antoine Volodine.

Si le monde se construit, chez Forgiarini, par référence à des fictions, c’est que son narrateur est constamment pris dans les filets de l’affabulation, contraint ou désireux qu’il est de transformer tout élément de la réalité en un fait de fiction afin de mieux pouvoir contrôler un réel qui lui échappe de plus en plus: Bianchi est un narrateur obsédé par la littérature, qui juge les gens qu’il rencontre à l’aune de leur potentiel fictionnel. Comme Don Quichotte, il lit le réel sous le prisme de la fiction – le monde n’est non seulement un tissu de métaphores („Je vois des métaphores partout. Tout le temps. La vie n’en est que plus riche, paraît-il. Elle devient surtout infiniment compliquée“), il est aussi une métalepse permanente, un emprisonnement conséquent et obsessionnel du réel dans les mailles de la fiction, un match de ping-pong sans arrêt entre fiction et réel, entre texte et vécu.

Et un peu comme dans „The Turn of the Screw“ de Henry James ou „The Crying of Lot 49“ de Thomas Pynchon, l’on se met soudain à douter: et si le narrateur avait pété les plombs? Si sa santé mentale était plombée par l’abus d’alcool et la consommation d’une poudre blanchâtre dont on se dit, eu égard au fait que les poudres blanchâtres sont rarement de nature à clarifier votre rapport à la réalité, qu’elle ne doit pas l’aider à y voir plus clair? Une fois que ce doute s’est insinué, le lecteur prendra plaisir à le lire à rebours, ce roman bien plus savamment construit qu’il n’y paraît – et il pardonnera à l’auteur une légère désinvolture, qui fait que la première partie est stylistiquement et sémantiquement plus maîtrisée que la deuxième, où l’on constate un certain effilochement, un certain relâchement. L’écriture, sèche, efficace et par moments poétique, ne trahit pourtant jamais l’injonction de Céruse: sa métabiographie est bel et bien „lapidaire et pan-dans-la-gueule“.

(*) L’auteur de cet article publie lui-même chez Hydre Editions. Il n’en est pas moins capable de recenser avec objectivité les bouquins que publie cet éditeur et de dire tout le bien ou/et le mal qu’il en pense.

Info

Tullio Forgiarini, „Céruse“, Hydre Editions 2020, 190 pages, 16 euros