Essai Bannir les artistes? Pourquoi les dispositions gouvernementales françaises sont une déclaration d’hostilité au milieu culturel

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Pour militer contre la fermeture des librairies, l’écrivain Sylvain Tesson (devant la „Librairie des Abbesses“) a lancé, ce 2 novembre, le mouvement „Rallumez les feux de nos librairies“, soutenue par Anne Hidalgo, maire de Paris AFP/Stéphane de Sakutin

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Avec le reconfinement français, resurgit le partage absurde du monde entre biens de première et biens de moindre nécessité. Une fois encore, la culture en fait les frais. Après que les librairies, à nouveau fermées, se sont insurgées contre des dispositions qui autorisaient la Fnac et autres grandes surfaces à continuer de vendre des livres, le gouvernement a réagi en faisant fermer les rayons culturels de ces magasins. Chronique d’une série de décisions aussi absurdes qu’arbitraires, qui rappelle la volonté platonicienne de bannir l’artiste de la cité.

Le premier confinement avait cela de pratique: il permit à chaque secteur de vérifier sa place exacte sur l’échelle pragmatique du néolibéralisme. Les commerces vendant des biens de première nécessité restaient ouverts – au départ, une populace apeurée y déferlait en vagues, sans masque, pour se procurer du PQ, faisant conjointement grimper le taux d’infection – alors que ceux écoulant des produits dits „non essentiels“ furent obligés de fermer boutique. Tout ce qui avait rapport à la culture était, l’on pouvait s’y attendre, qualifié de bien „non essentiel“.

Les masques étaient enfin tombés: alors qu’on continuait à parler de „culture pour tous“, ou d’„accès à la culture“, alors que les hommes politiques continuaient de revendiquer l’importance pédagogique ou sociologique de la culture comme „amplificateur de tolérance“, tous ces beaux discours s’écroulaient comme château de cartes face à l’indéniable réalité: la culture, on s’en foutait. On la soutenait, financièrement, certes, mais c’était avant tout pour que les cultureux se tussent, qu’ils déguerpissent, qu’ils arrêtassent de se plaindre. Car, on le sait, le cultureux se caractérise avant tout par une chose: il se plaint. C’est ainsi que vous le reconnaissez d’ailleurs, le cultureux. C’est son signe distinctif.

Ce traitement en parent pauvre se poursuivait lors du déconfinement, puisque les mesures qu’on imposait alors aux institutions culturelles étaient bien plus sévères que celles qui régissaient notamment les voyages en avion. De mauvaises langues proposaient même de mettre en scène des représentations théâtrales dans les cabines d’avion, puisqu’on y avait l’avantage d’une capacité d’accueil bien plus élevée que dans les salles théâtrales.

Et force fut de constater: lors du déconfinement, les lieux culturels figuraient parmi les espaces les plus sûrs qui fussent. Prenons le Mamer Kinneksbond, dont le directeur Jérôme Konen avait non seulement accueilli les petits théâtres inaptes à accueillir, dans les conditions sanitaires actuelles, plus de trois personnes, mais où l’artiste Trixi Weis avait de surcroît reconceptualisé la salle afin d’y respecter les nouvelles mesures en vigueur. Le public s’y installait dans de confortables fauteuils, respectant la distanciation sociale tout en ayant l’impression de faire partie d’une vaste scénographie qui se serait étendue bien au-delà de l’espace scénique.

Parent pauvre

Prochaine étape du traitement d’exception (au sens où l’on traite ce secteur de façon exceptionnellement stricte) réservé au secteur culturel, le fameux couvre-feu, lors duquel le citoyen français devait être rentré à 21 heures. Ça n’arrangeait que très peu le milieu culturel qui, bien que travaillant d’arrache-pied pendant la journée, fait souvent ses recettes en soirée. Congédiant la demande de dérogation du secteur, qui aurait permis au public de brandir un ticket de spectacle justifiant de rentrer chez soi un peu plus tard, le gouvernement a argué qu’il suffisait d’avancer l’heure des représentations, feignant d’ignorer que les gens vont au théâtre après leur travail, feignant d’ignorer aussi que les seuls à pouvoir y affleurer aussi tôt, c’étaient les retraités qui, à l’heure actuelle, sont à juste titre réticents à s’y rendre.

Comme le soutenait Jean-Marc Lalanne dans le très bel éditorial des inrockuptibles du 21 octobre dernier, tout ça fait partie d’un dispositif visant à valoriser un monde gouverné par des valeurs précises (le travail et la famille) … et à dévaloriser le monde culturel, implicitement dénoncé comme pas sérieux, pas bosseur. L’on y voit refluer cette vieille méfiance envers le monde nocturne, invisible, ce monde où tous les excès seraient permis sous le couvert de la nuit.

En manière de cauchemar normatif, on aurait peine à faire pire (ou mieux, selon votre vision politique): c’est à nouveau métro boulot dodo. Si par malchance tu ne rentres pas dans cette case bien bourgeoise – parce que tu es travailleur indépendant, parce que tu bosses dans la culture, parce que tu ne vis pas avec ton partenaire, que tu n’en as pas ou que tu en as plusieurs –, eh bien, soit tu crèves de dénuement et de solitude, soit tu te ranges, tu arrêtes tes simagrées pour fonder une famille et te trouver un taf, un vrai, un diurne. Et tant que tu y es, si tu persistes à vouloir sortir le soir, prends-toi un chien, cela te donnera l’autorisation de sortir une heure pour le promener.

Deux poids deux mesures

Or voilà, on n’en a pas fini. Car depuis que la France est reconfinée, ses lieux culturels, reconnus comme vecteurs de contamination potentiels – ou comme souffre-douleurs parfaits, je vous laisse le choix – ont refermé. Et alors qu’ils espéraient pouvoir rester ouverts pour ce confinement qui se veut moins absolu que le premier, les librairies ont dû fermer elles aussi. Sauf que. De même qu’il y a des hommes qui sont plus égaux que d’autres, il y a des librairies qui sont moins librairies que d’autres. La Fnac, par exemple. Ou Auchan. Qui vendent des biens de première nécessité, et qui se sont donc vu octroyer la permission de pouvoir rester ouverts.

Figurez-vous la colère des libraires: déjà, entre les boutiques virtuelles et les grandes surfaces où vous pouvez vous procurer le dernier Nothomb tout en achetant un nouvel aspirateur, c’était la jungle. Alors, quand on vous dit, au moment où pullulent les prix littéraires (le Femina, avant-hier, décerné à „Nature humaine“ de Serge Joncour, et le Goncourt qui suit mardi prochain), que la Fnac et Amazon ont le droit de rafler la mise tandis qu’on vous prie de fermer boutique, il est compréhensible qu’on n’obtempère pas simplement en hochant la tête.

Face aux protestations des libraires, le gouvernement français, dans un grand accès de clémence et de magnanimité, n’a pas attendu pour réagir – et a décidé d’imposer aux grandes surfaces de sceller leurs rayons culturels. Eh oui, vous avez bien lu: plutôt que de concéder que la culture, ça avait son importance, l’on a décidé de définitivement la bannir. Certains libraires s’en sont montré contents, qui n’ont pas réfléchi bien loin, puisque le lecteur peut continuer à commander à tout-va sur Amazon. (Et puis, en quoi cela serait-il une bonne nouvelle que d’élargir l’interdiction de vente de produits culturels?)

Click, collect, fuck off

Certes, il reste la possibilité, pour les librairies, du système „click & collect“, où le client passe sa commande sur Internet et vient récupérer son livre devant sa librairie fétiche. Mais c’est aller à l’encontre de ce qui fait le charme de la librairie – la découverte, au hasard des étalages, de tel ou tel titre inconnu, l’odeur des bouquins, les rencontres entre amateurs de littérature, vous avez déjà lu tout ça des milliers de fois, vous savez pourquoi vous aimez les librairies, vous êtes cultivés, vous, sinon vous n’en serez pas encore là, au pénultième paragraphe de cet article un peu long. Et c’est procéder à une amazonisation des librairies. C’est virtualiser encore plus l’un des derniers espaces où le commerce n’est pas encore tout entièrement tourné vers le profit et l’escroquerie et la déshumanisation.

Parfois, l’esprit de révolte français, vestige d’une fierté vieille de plus de deux cent ans, a de quoi laisser perplexe: quand j’arpentais, l’été dernier, les dédales d’une ville française des Alpes maritimes et que j’y voyais deux policiers hébétés, sans masque, le regard hagard, se creuser un chemin au milieu d’une foule en liesse, dansant qui dans la rue, qui dans des clubs où les corps se frottaient les uns contre les autres, je trouvais ça d’une dangereuse stupidité. Mais quand je vois des libraires en colère, qui bravent l’interdiction et ouvrent boutique malgré les pénalités encourues, quand je vois que l’écrivain Sylvain Tesson et la libraire Marie-Rose Guarniéri viennent de lancer le mouvement „rallumez les feux de nos librairies“ (soutenu par Anne Hidalgo, la maire de Paris) afin de militer pour la réouverture des librairies,  je m’incline et reste admiratif. Alors voilà, chère Sam Tanson, cher Jo Kox: si jamais on en arrive à devoir reconfiner (cela reste très envisageable), je vous prie de bien vouloir vous pencher sur le modèle français – et de tout faire pour ne pas l’imiter.