L’histoire du temps présentGestapiste luxembourgeois

L’histoire du temps présent / Gestapiste luxembourgeois
L’histoire tragique de Jeanne Salomon fut le fruit d’une double trahison: celle d’un compatriote et celle d’un coreligionnaire Photo: privée

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Le 28 mai est paru „La justice belge, les bourreaux allemands et la Shoah“. Dans ce livre, il est question de victimes, de bourreaux et de gens qui furent à la fois l’un et l’autre. Il est aussi question de Luxembourgeois, principaux protagonistes de l’un des chapitres.

Jeanne Salomon a quitté le Luxembourg pour Bruxelles en août 1940. Elle avait alors 28 ans, elle était Luxembourgeoise et juive et n’avait plus sa place dans un pays qui, de toute manière, avait cessé d’exister depuis qu’un Gauleiter y avait été nommé. Le Luxembourg faisait désormais partie du Reich national-socialiste. Bruxelles était elle aussi occupée par les Allemands, mais la métropole, trois fois plus peuplée que le petit Grand-Duché, garantissait au moins un certain anonymat à ceux qui avaient intérêt à passer inaperçus. Deux mois après son arrivée dans la capitale belge, Jeanne était rejointe par son mari, Bernard Ingwer et son beau-frère, Willy Ingwer.

Installés au 16 avenue Rogier, ils menèrent une existence troublée par la peur constante d’être découverts et arrêtés. Ce qui finit par arriver le 22 février 1943. Au mois d’avril, Jeanne, Bernard et Willy étaient poussés à bord du vingtième convoi emportant des Juifs de Belgique vers le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Willy réussit à sauter du train, puis à se cacher jusqu’à la fin de la guerre. Arrivés à destination, Bernard et Jeanne furent sélectionnés pour le travail. Lui succomba, à une date non déterminée, elle survécut. L’enfant qu’elle portait au moment de son arrestation fut en revanche assassiné devant ses yeux. Rentrée au Luxembourg en 1945, elle s’efforça de refaire sa vie.

Vous êtes bien luxembourgeois?

L’arrestation de Jeanne est racontée dans un livre qui vient de paraître: „La justice belge, les bourreaux allemands et la Shoah“. L’historienne Marie-Anne Weisers, chercheuse à l’Université libre de Bruxelles*, y interroge la manière dont la justice belge jugea les criminels de guerre allemands, après la Libération. Elle s’est pour cela basée sur des archives judiciaires belges mais aussi luxembourgeoises. Car dans le drame qui se déroula la nuit du 22 février 1943, les victimes n’étaient pas les seules à venir du Luxembourg, comme le révèle le récit: „Le 8 ou le 18 février 1943, selon Johannah Salomon, le 13 février selon Willy Ingwer, et en réalité le 22 février comme on le verra plus loin, quelqu’un sonne quatre fois à leur porte, un signal convenu entre eux. Bernard Ingwer ouvre la porte. Fait alors irruption une équipe d’arrestation de la section juive de Bruxelles, composée de trois ou quatre agents: un Allemand […], accompagné du dénonciateur Jacques Glogowski […] et d’un chauffeur luxembourgeois. En entendant son frère crier, Willy Ingwer s’enfuit sur les toits, mais l’un des policiers se lance à sa poursuite l’arme à la main, éclaire le toit à l’aide d’une lampe de poche et lui crie, selon les deux témoins: ‚Revenez ou je tire, on n’en est pas à un près.’ Coincé, Ingwer revient dans l’appartement où le même policier lui dit: ‚J’en ai déjà abattu un aujourd’hui’, puis le regarde et ajoute: ‚Vous êtes bien luxembourgeois, vous avez un commerce rue Siegfried en face du Letzeburger Wort.’ Ingwer précise que cette phrase, le gestapiste l’a dite en dialecte luxembourgeois, et ajoute: ‚Il ne mentait pas parce que en effet, avant que la guerre n’éclate, j’avais un commerce de tailleur dans la rue en question. Quand j’ai demandé au gestapiste s’il était luxembourgeois vu qu’il se servait du dialecte luxembourgeois, il m’a répondu en langue allemande je ne suis pas luxembourgeois, mais Reichsdeutscher.’“

Chasseur de Juifs

Le „gestapiste“ luxembourgeois, nous apprend Weisers, s’appelait Lambert Namur. Né le 18 août 1918 à Hollerich, il s’était établi à Bruxelles en 1934, où il exerça divers métiers, d’abord pâtissier, puis chauffeur et enfin serveur dans un restaurant italien. Fin 1940 ou début 1941, il adhéra à la section belge de la Volksdeutsche Bewegung (VdB). En février 1941, il fut engagé au parc automobile de l’antenne bruxelloise de la Sipo-SD – l’appareil de répression nazi, dont la Gestapo n’était qu’une composante. D’abord simple chauffeur, il finit par grimper les échelons.

Au cours de l’année 1942, Namur intégra l’Abteilung IV B de la Sipo-SD – la „section juive“. Sa mission était dorénavant de débusquer les Juifs qui se cachaient dans la capitale belge. Il la remplit avec une extrême brutalité, comme en témoigna David Katz, interpellé avec sa femme Liba, le 22 février 1944: „A la Gestapo, à la demande de Namur, j’ai été placé dans une cellule de punition dans laquelle je recevais constamment de l’eau tombant par gouttes et sortant d’une conduite placée dans le sommet. A minuit, Namur m’a interrogé, il voulait que je lui dise d’où venaient les papiers en ma possession. J’ai continué à prétendre que mes papiers étaient vrais. Là-dessus, Namur m’a de nouveau frappé à coups de poing et de pied, m’a cassé trois dents et ma denture doit être remplacée complètement […] Tous les jours, c’est-à-dire durant la nuit, la même opération recommençait […] Trois heures après mon arrestation, Namur à 4 heures du matin après avoir torturé ma femme durant une heure me l’a présentée. Elle se trouvait dans un état lamentable tellement elle avait été battue. Cheveux arrachés, figure ensanglantée, tête entièrement tuméfiée.“

L’activité de Namur n’était nullement désintéressée. Le 26 novembre 1943, il participa à l’arrestation d’un couple âgé, Max Daniels et de Hedwige Ulmer, plus tard assassinés à Auschwitz. Peu après, Namur emménagea dans leur appartement avec sa femme.

Procès belge et luxembourgeois

La justice belge engagea des poursuites contre Namur dès octobre 1944. Ayant établi son implication dans l’arrestation des époux Katz et Daniels, elle le condamna à 15 ans de travaux forcés. Namur n’accomplit toutefois jamais cette peine. Au moment du verdict, il était emprisonné au Luxembourg qui, à l’époque, n’extradait pas ses ressortissants. La justice luxembourgeoise choisit en revanche de poursuivre Namur à son tour. Anne-Marie Weisers explique qu’elle pouvait le faire en application de l’article 5 du Code d’instruction criminelle qui prévoyait que „[t]out Luxembourgeois qui hors du territoire du Grand-Duché s’est rendu coupable d’un crime puni par la loi luxembourgeoise peut être poursuivi et jugé dans le Grand-Duché“.

L’instruction fut confiée au substitut Heiderscheid. Celui-ci réussit non seulement à identifier des victimes luxembourgeoises – Jeanne Salomon et Willy Ingwer, qui livrèrent alors leur témoignage –, mais aussi une trentaine de victimes belges, qui se manifestèrent après la publication d’une photo de Namur. Le 11 février 1948, le Tribunal spécial condamna Lambert Namur à la prison à vie. Sa peine fut toutefois suspendue en novembre 1954 et il bénéficia ensuite de l’amnistie de 1955.

„Lorsqu’on compare les procès belge et luxembourgeois contre Lambert Namur“, écrit Weisers, „ce qui frappe avant tout est la différence de consistance des deux dossiers. L’instruction belge est brève et rapidement clôturée. Elle débute particulièrement tôt et s’achève de manière expéditive deux mois plus tard […] C’est la décision du substitut Heiderscheid, du Parquet de Luxembourg, de publier la photo de Namur dans la presse belge qui déclenche une succession importante de témoignages d’origine diverse […] Sur cet aspect, Lambert Namur constitue une exception; la plupart des autres membres de la police nazie impliqués dans la persécution des Juifs en Belgique ont été relâchés par les magistrats belges faute de témoignages suffisants […] L’intérêt et le mérite du procès de Lambert Namur devant la justice luxembourgeoise est d’être parvenu à établir et mettre en lumière la violence et la fréquence des opérations d’arrestations auxquelles participait l’un des agents de la section juive de Bruxelles.“

Double trahison

Les historiens qui s’intéressent au sujet estiment aujourd’hui que la justice luxembourgeoise d’après-guerre a eu tendance à ignorer les crimes liés à la Shoah. Cette hypothèse s’appuie notamment sur le fait qu’aucun fonctionnaire n’a été inquiété pour avoir appliqué la législation antisémite nazie. Les Luxembourgeois impliqués dans les crimes du RPB 101 en Pologne ne furent pas non plus poursuivis. Weisers contrebalance donc cette interprétation, en montrant que les enquêteurs luxembourgeois surent se montrer pugnaces, du moins dans l’affaire Namur.

C’est une conclusion importante. Elle appelle cependant trois remarques. La première est qu’il était plus aisé d’enquêter en Belgique qu’en Pologne; la deuxième, qu’il était moins délicat de poursuivre un individu isolé que les représentants d’un corps de l’Etat; la troisième, que Namur n’a pas été condamné, à proprement parler, pour son implication dans les persécutions antisémites. Namur a été condamné pour avoir enfreint l’article 118bis du Code pénal, punissant la „collaboration politique“.

Cela étant souligné, il est indéniable que l’instruction luxembourgeoise a, en effet, été menée de manière consciencieuse, sans tabous ni gène. Elle a permis, comme le relève Weisers, d’en savoir davantage sur l’univers glauque et interlope de la „section juive“ ainsi que sur ses agents: mi-flics mi-voyous, comme Namur – voire même mi-victimes mi-bourreaux, comme Jacques Glogowski, l’indicateur qui contribua à l’arrestation des Ingwer. Juif lui-même, le „Gros Jacques“ était entré au service de la Sipo-SD après la déportation à Auschwitz de sa femme et de ses trois enfants. L’histoire tragique de Jeanne Salomon fut le fruit d’une double trahison: celle d’un compatriote et celle d’un coreligionnaire.

*Marie-Anne Weisers, La justice belge, les bourreaux allemands et la Shoah, Bruxelles 2020.