Passion livresVivre en schizophrène

Passion livres / Vivre en schizophrène
Catherine Cusset Photo: Gallimard/Francesca Mantovani

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Dans son dernier roman tout en finesse, l’auteure d’„Un brillant avenir“ (Gallimard, Goncourt des lycéens 2008) et du „Problème avec Jane“ (Gallimard, Grand Prix des lectrices de Elle 2000) piste sur une quarantaine d’années les itinéraires entrelacés de deux femmes que tout sépare et finit par réunir. Quelque part entre les vies si différentes de Clarisse et d’Eve se trouve peut-être „La Définition du bonheur“.

Cela commence par la mort de Clarisse, livrée au lecteur en guise de prologue. Nous sommes en 2021. Rien de tel que la fin comme point de départ pour embrasser les élans d’une vie et faire, à rebours, le récit d’une existence – plus ou moins ordinaire, plus ou moins extraordinaire. Et puis, c’est aussi lorsque tout s’apprête à disparaître, alors que chacun s’emploie déjà à effacer les traces laissées par l’absente, qu’il convient de se souvenir, de tenter de raconter les images multiples d’une seule vie. En l’occurrence de deux vies. Celles de deux femmes qui se lancent à l’aventure, dans leur aventure de femmes, au tout début des années 80.

Maîtresse du temps long, Catherine Cusset alterne les chapitres dédiés à Clarisse – instable, séduisante, affamée de vie –, et ceux dédiés à Eve – patiente, attentive, en apparence beaucoup plus sage. La première s’échappe à seize ans du cocon familial pour un séjour dans le sud de la France. On est en 1979, l’insouciance ne durera pas, anéantie par un traumatisme que la jeune fille, puis la jeune femme, choisit de passer sous silence. Pour Eve, le combat est différent. Il se livre à l’intérieur de sa famille, au sein de laquelle, au début des années 80, elle découvre un secret pas très bien gardé, mais un secret d’importance qui la concerne. D’autres non-dits patientent encore dans l’antre de la famille, où la normalité, comme toujours, cache bien mal son jeu. Sur ce point, le lien qui la rattache à Clarisse n’est pas le moindre des maillons manquants. Sa découverte ouvrira la deuxième partie du roman, beaucoup plus courte, baptisée „Le récit d’Eve“.

Les vies de Clarisse et d’Eve seront marquées par ces traumas initiaux. Une sorte de sceau posé sur la trajectoire des deux femmes. Le poids des siens, la vie des parents qu’on connaît mal, les amis que l’on trouve et que l’on perd, puisque l’on retrouve, la durée de l’amour, qui ne dure pas, celle du désir, qui s’évanouit, le choix entre la passion et l’équilibre, jouer avec le feu ou ne pas tenter le diable, brûler ou construire, préférer la découverte de l’Inde ou la vie à Manhattan, un magnifique routard belge rencontré en Thaïlande ou un futur journaliste du New York Times bien sous tous rapports …

Tout est affaire de choix, tous les choix sont affaire d’histoires, toutes les histoires commencent dès l’enfance. „Tu prétends être libre, mais tu es aussi dépendante qu’un chiot“, assène le futur mari de Clarisse à sa future épouse, quelque part sur une plage idyllique de Goa, bien avant d’imaginer que leur lien serait „plus fort que toutes les insultes“ passionnément échangées. Il faut reconnaître à Hendrik, cet homme sans manières et sans filtre, sa capacité à savoir appuyer exactement là où ça fait mal. Et celle de faire mal presque sans appuyer.

De là à devoir supporter la mère de son mari à quelques heures – à moins que ce ne soient quelques minutes – de l’accouchement de son deuxième enfant, il n’y a qu’un pas, auquel Eve n’est pas non plus prête de se résoudre. Avec sa petite agrégation de lettres et son projet de thèse avorté, Eve ne se sent pas à la hauteur de cette femme émancipée devenue rabbin sur le tard, après avoir quitté la Pologne pour les Etats-Unis. Une question de confiance en soi, ou d’absence de confiance, qui renvoie là encore à l’enfance et, en l’occurrence, à une mère dépressive et absente.

Pour faire vivre ses personnages, incarner leurs doutes et leurs questionnements, Catherine Cusset s’y entend à merveille. Elle entraîne son lecteur à leur suite d’un continent à l’autre, leur faisant allègrement traverser les décennies, revivre des événements qui ont marqué les années 1980 à 2020 et marqué aussi leur propre existence.

Comme il se doit, l’adultère fait aussi partie de la vie des couples en général, et de la „Définition du bonheur“ en particulier. Celui que le mari de Clarisse lui impose très vite, presque en guise d’avertissement, et qui résonnera bien plus tard dans le roman; celui qu’Eve, la sage Eve, pratique (un peu) contre toute attente, en „femme de quarante ans“ ayant décidé qu’il convenait à son âge de varier (un peu) les plaisirs. La scène sans joie se tourne avec un écrivain français pas très sympathique dans un appartement impersonnel du côté de Washington Square. Il y a jouissance, certes, mais, „dans une logique à la Bill Clinton, elle se dit qu’elle n’avait pas commis d’adultère tant qu’il n’y avait pas eu de pénétration“. De quoi fantasmer encore un peu et espérer une nouvelle scène, qui lui permette de rompre avec cette hypocrisie héritée des belles années Clinton vs Lewinsky.

Et pourtant, Eve „n’aurait jamais cru qu’il fût si facile de vivre en schizophrène“, note Catherine Cusset qui rapporte les exploits, forcément brefs, de cette femme indépendante, qui a peut-être fini par approcher la véritable „définition du bonheur“. Une définition inconfortable qui forcerait chacun à vivre en même temps plusieurs vies à la fois. Pour au moins tenter d’en réussir une.

Laurent Bonzon

Catherine Cusset

„La Définition du bonheur“
Gallimard, 2021
352 p., 20 €