FilmThelma et Louise en Afrique du Sud: „Flatland“ de Jenna Bass

Film / Thelma et Louise en Afrique du Sud: „Flatland“ de Jenna Bass
„Flatland“, un nouveau western décliné au féminin Photo: Gabriella Acahdinha, Proper Film Photography

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Co-produit par Deal Productions au Luxembourg, „Flatland“ a fait sa première mondiale l’année dernière dans le cadre de la Berlinale, section „Panorama“. Un nouveau western au féminin sur les terres sud-africaines.

L’un des éléments qui frappent, lorsqu’on revoit „Thelma et Louise“, c’est le travail et l’importance du son. Les deux héroïnes évoluent dans un monde peuplé de violents klaxons, bruits de moteurs rugissants, grincements de la ferraille des effrayants poids lourds qui peuplent la route sur laquelle leur petite décapotable tente de se frayer un chemin – métaphore de la lutte des femmes pour trouver et garder leur place dans une société éminemment patriarcale. On retrouve une semblable menace sonore dans „Flatland“, qui comporte nombre d’autres clins d’œil et hommages (faudrait-il dire femmages?) au film de Ridley Scott: deux jeunes filles, Nathalie et Poppe, la quinzaine, prennent la route au beau milieu du désert du Karoo, pour échapper au triste destin auquel elles semblent condamnées. Nathalie, métisse, fuit la violence conjugale; Poppe, blanche et enceinte jusqu’au cou, la tyrannie de sa tante raciste. Les deux jeunes femmes enfourchent le destrier de Nathalie, direction Johannesburg. Au passage, elles iront retrouver le père du futur enfant de Poppe, dans un bar du bout du monde, peuplé d’une faune éparse de camionneurs.

Nouveau western moderne

„Flatland“ est, selon l’expression de MC Solaar, une sorte de „nouveau western moderne“. Il en arbore les attributs usuels: des armes, un cheval, des fugitifs et des représentants de l’ordre – cette fois-ci déclinés au féminin. Ainsi, l’enquête est menée par une certaine „Beauty Cuba“. Elle a la quarantaine, porte des survêtements de peluche rose ornés de diamants, des lunettes de soleil assorties, et veut prouver que l’homme qu’elle aime n’est pas responsable du meurtre dont on l’accuse. Elle se lance donc dans une enquête à travers le Karoo, jusqu’à remonter la piste de nos héroïnes en fuite.

Après „Love the One You Love“, „High Fantasy“ et „Rafiki“ en co-écriture (présenté à Cannes en 2019 dans la section „Un certain regard“), „Flatland“ est le troisième long métrage de Jenna Bass. Elle y tisse une intrigue comme une toile d’araignée – ses personnages sont liés les uns aux autres par le cœur ou par le sang. Mais plutôt que d’être un soutien à toute épreuve, ces liens rendent plus difficiles l’existence, entravent la liberté, empêchent ou biaisent la prise de décision. Poppe considère Nathalie comme sa famille, car elles ont toutes deux été nourries au sein de la mère de Nathalie. Mais l’une est blanche et l’autre noire, et Nathalie finit par accuser Poppe de n’être non pas une sœur, mais la raison pour laquelle elle-même a été privée de sa mère. Ce qui constituait pour l’une le fondement de leur lien est en réalité pour l’autre à l’origine de ce qui les sépare: la famille blanche de Poppe payait la mère noire de Nathalie pour que celle-ci s’occupe davantage de Poppe que de sa propre fille. Qu’ils les dénoncent, les combattent, ou les renforcent, le racisme et les inégalités gangrènent l’existence de chacun de nos personnages.

La force de „Flatland“ réside dans le portrait cru de cette infernale réalité: pas de faux espoirs, pas de représentation naïve du monde, mais une lucidité qui ne ménage ni les personnages ni les spectateurs. Dans le monde dépeint par Jenna Bass, il n’y a pas de justicier au sens noble auquel on pourrait l’entendre. Chacun défend son intérêt, chacun tente d’avancer dans son propre destin, quitte à écraser les autres. La véritable entraide n’existe pas. L’amour est synonyme de violence et d’abus; la sororité, d’inégalité sociale et de rancœur masquée. Quant à la justice, elle n’est qu’une autre forme d’abus de pouvoir. Seule trêve dans ce combat de tous les instants – les mauvais feuilletons quotidiens qui réunissent (à l’exception de quelques fans de football avinés) femmes et hommes et Blancs et Noirs, à l’heure du plateau-repas du soir. Installés devant le petit écran, ils regardent ensemble des scénarios de fiction reproduire la violence et l’inégalité dont ils sont complices ou victimes, mauvaise lumière et acteurs de seconde zone en plus.

On regrettera les choix de la bande-son du film, qui dérange bien plus qu’elle n’accompagne le récit, ainsi que certaines longueurs au montage. Mais Jenna Bass ose aborder des sujets sensibles, parvient à nous surprendre et à nous déranger par les vérités qu’elle met en lumière. En choisissant de situer son récit dans le désert de Karoo, dont elle parvient à capter la beauté lunaire, elle nous plonge dans une Afrique du Sud que l’on voit peu représentée à l’écran, et brosse un portrait juste et troublant de l’incessant combat des femmes et des Noirs pour leurs droits les plus fondamentaux.

A voir à l’Utopia, demain et mardi prochain à 15.00 heures, vendredi à 14.30 heures.