Tendences du roman contemporain (6) – Le vrai et le vraisemblable

Tendences du roman contemporain (6) – Le vrai et le vraisemblable

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Au cours de ce deuxième volet de notre série, nous verrons comment la littérature contemporaine se rapproche ou bien de questions d’actualité (Robert Menasse et son roman sur la Commission européenne, Daniel Rondeau et son exploration fictionnelle des tensions en Moyen-Orient et des cellules terroristes en France) ou alors s’approprie les outils du journaliste d’investigation pour recouvrir un pan de réalité enfoui – comme le fait, depuis maintenant trois romans, Philippe Jaenada.

Nombreux sont ceux qui connaissent l’écrivain Georges Arnaud et son célèbre roman „Le salaire de la peur“, qui connaît au moment où vous lisez ces lignes une troisième adaptation cinématographique par Ben Wheatley, l’homme qui précédemment adapta avec brio „High-Rise“ de J.G. Ballard.

Peu savent qu’avant de devenir écrivain, Arnaud, qui s’appelait en vérité Henri Girard, fut impliqué dans un triple homicide sanguinolent où son père, sa tante et la bonne furent massacrés à coups de serpe et au bout duquel, comme dans un de ces récits policiers de John Dickson Carr, de Paul Halter ou de Gaston Leroux, il ressortait comme une évidence que Girard devait, pour avoir dormi au château familial pendant la nuit du meurtre, parce que la demeure était méticuleusement fermée et qu’il n’y eut aucune trace d’effraction extérieure, être l’abominable auteur.

Alors, l’écrivain Arnaud et le monstre Girard ne feraient-ils qu’un? En revient-on à ce constat, si souvent fait ces derniers temps, qui veut que l’artiste soit souvent un être trouble, étrange, voire criminel? L’époque est aux chanteurs homicides, aux producteurs et chanteurs auteurs d’abus sexuels – „La serpe“ serait-elle un rappel diachronique de ce que l’histoire des arts est aussi parfois une histoire de meurtres? Plutôt que de débattre de façon proustienne sur les écarts entre l’être biographique et l’artiste, Philippe Jaenada décide de tirer de ce fait divers une sorte de roman policier au cours duquel l’enquêteur, qui ne sera autre que Jaenada lui-même, part sur les traces de Girard et de l’affaire qui entacha sa vie pour savoir ce qu’il en était vraiment.

Un destin rocambolesque

„Le vrai peut quelquefois ne pas être vraisemblable“, écrivait Nicolas Boileau dans son Art poétique, faisant précéder un tel constat par une injonction aux auteurs dramatiques: „Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable.“ Au cours de son roman „La serpe“, Philippe Jaenada, après deux autres romans sur des affaires réelles, travaille sous le joug du vrai – dès l’incipit du roman, Jaenada nous avertit qu’il raconte une histoire vraie.
Et ce qui en ressort est tellement incroyable qu’on se dit en effet que, eût-il inventé tout cela, on l’aurait accablé de reproches, disant qu’il en fait trop, que jamais de telles choses auraient des chances de se produire dans la réalité.

Incroyable, l’histoire que narre Jaenada l’est pour cette jeunesse tumultueuse que Girard mena, qui souffrit et de la mort prématurée de la mère et d’appartenir aux derniers rejetons d’une lignée aristocratique qu’il abhorrait en réalité. Invraisemblable, elle l’est pour les épisodes de dissolution à Paris – Girard aurait, après sa libération de prison, jeté un chien par la fenêtre d’un café, aurait dilapidé en un rien de temps (et de façon incroyablement caritative, chacun pouvant puiser dans cet argent qu’il méprisait) l’héritage familial dont il a écopé après la mort de son père et de sa tante avant de partir, sans le sou, vers le Venezuela où après des années d’errance, il retournera pour devenir l’écrivain Georges Arnaud.

Extravagante, cette histoire l’est aussi pour le tumulte, le chaos et l’agitation par quoi fut régie la vie de Girard, qui pouvait se montrer ordurier et d’une incroyable charité quasiment d’un instant à l’autre, qui à un moment „se lance dans le design avant l’heure, fabrique des meubles tordus et des accessoires superflus, juste pour le plaisir de créer de l’inutile et de l’inconfortable“ pour mener peu après une existence exemplaire en s’engageant au service de la vérité, écrivant sur le système pénal ou s’engageant avec Jacques Vergès pour Djamila Bouhired, agent de liaison du FLN condamnée à mort et torturée, que les deux auteurs parviendront, après notamment un manifeste paru aux Editions de Minuit, à faire libérer – l’épisode marque le début d’un engagement de longue date pour l’Algérie.

Stupéfiante, elle l’est surtout pour ce récit d’enquête dans lequel Jaenada se lance au cours de la deuxième partie du roman, épluchant les dossiers de l’enquête, fouillant dans les archives et le passé, restituant des lettres, rendant vie aux personnages pour montrer à quel point cette investigation fut bâclée – car l’impossibilité de ce mystère en chambre close est surtout le résultat de l’incompétence et la malveillance de la police. Au cours de l’aventure, l’on rencontrera des personnages touchants, persévérants, mais aussi des policiers d’une bêtise à faire peur, des gens pour qui l’idée même d’une erreur judiciaire semble de peu d’importance du moment qu’ils ne sont pas concernés.

Pouvoirs et devoirs du roman(cier)

„Quand j’ai appris, au cours de mes recherches, qu’une chemise était rouge ou qu’une fenêtre était ouverte, par exemple, j’ai écrit que la chemise était rouge et que la fenêtre était ouverte.“ Dans un tel souci de véridicité, un tel soin de dire le vrai, un tel respect envers les personnes qui vécurent et endurèrent ces horribles événements, l’on peut quand même se demander pourquoi et en quoi „La serpe“ serait un roman, donc une fiction ou tout du moins, un texte qui incorpore des éléments de fiction.

Eh bien, les éléments romanesques de ce texte résident dans sa structure, dans la mise en scène de la figure de l’auteur et les digressions nombreuses auxquelles s’adonne Jaenada et qui font que ce roman à l’histoire très sombre est aussi un récit très drôle.

Sans trop vous en révéler (parce que ça ruine le plaisir de la découverte et parce que la place nous manque), l’on ne peut que citer le moment où Jaenada, pleinement conscient qu’il a momentanément sauté le chapitre le plus important de l’histoire, explique: „On attend les crimes, les coups de serpe, la barbarie et le mystère, j’en ai bien conscience, pardon, mais ça ne va plus tarder – dans ‚Jacques le fataliste‘, on poireaute (gaiement, mais tout de même) jusqu’aux dernières pages pour que Jacques raconte enfin à son maître comment il a relevé le jupon de la belle Denise sur ses cuisses pour lui enfiler une jarretière, rien de plus, on acclame Diderot à juste titre, j’estime qu’on ne peut pas m’en vouloir.“

Ailleurs, l’auteur réussit à donner humour et relief à l’enquête à laquelle il s’adonne, comme quand il essaie de décrire le château dans ses moindres détails et que, face à l’architecture alambiquée du bâtiment et au caractère rébarbatif de l’exercice (rien de plus ressemblant que la dizaine de pièces similaires d’un manoir), il dit qu’il va appeler son éditeur pour qu’on glisse une représentation des plans du château dans le récit.

Ailleurs encore, des digressions lâchement rattachées au sujet principal, comme celle où un ami éméché rentre chez lui après avoir trompé sa femme et, se réveillant en catastrophe à six heures du matin et ayant oublié qu’il était déjà rentré chez lui, il sursaute et explique à son épouse ensommeillée qu’il doit rentrer chez sa femme, nous confirment que Jaenada reste le maître de l’art de la parenthèse.

Implicitement, Jaenada retrace les limites du romanesque, interroge le genre tout comme le travail de l’écrivain, auquel il donne un devoir éthique: si l’auteur est, par définition, quelqu’un à qui il incombe de lire le réel, de connaître les gens de l’intérieur, de faire preuve d’un talent d’observation hors norme, alors il est possible et peut-être nécessaire de mettre de telles capacités au service du réel afin de recouvrir des injustices potentielles. Dans ce sens, Jaenada, après ses premiers travaux romanesques, où l’humanité fut dépeinte sous sa propension à la décadence et aux dérives de façon touchante, se fait volontiers l’héritier d’un Voltaire ou d’un Truman Capote.

Si „La serpe“ est un roman, c’est aussi qu’on a rarement connu une vie aussi romanesque que celle, étonnante, touchante, parsemée d’injustices, tressée de désespoir et marquée d’une pulsion de vie inouïe, hors normes dans tous les sens du terme, d’un homme que d’aucuns qualifiaient de „sociopathe arrogant“ mais en qui quelqu’un comme Calaferte vit „un être sans doute profondément malheureux, brûlant sa vie, ne pouvant dormir la nuit, et qui avait profondément besoin des gens“. Et Jaenada de mettre, au cours de „La serpe“, le doigt dans la plaie, d’explorer sous tous les angles possibles le centre traumatique de cette existence.