Expo en ligneSortir chez soi

Expo en ligne / Sortir chez soi
Steve Kaspar, dessin (mixed media) du cycle „Generation“. A la galerie (virtuelle) Nosbaum Reding, le spectateur est plongé dans la transe de l’artiste en vingt dessins.

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Pour tromper son confinement, la galerie Nosbaum Reding nous propose de visiter en ligne son expo actuelle, consacrée à un pan méconnu de la pratique artistique du musicien expérimental Steve Kaspar, à savoir: ses dessins. En trois mots, c’est particulièrement réussi. Téléportation.

Le regard circule ainsi parmi une vingtaine de dessins; c’est une sélection opérée dans un ensemble initial de cent dessins tous conçus entre 1992 et 1997, cinq années correspondant à une période singulière de la vie du Luxembourgeois Kaspar (né en 1952), à savoir: sa période bruxelloise, quand l’artiste, réfractaire aux académies, car trop impétueux, se consumait en recherches et rencontres (dont avec le Nobel Ilya Prigogine, excusez du peu). Steve Kaspar n’a de cesse alors (aujourd’hui encore) de voyager. Dans sa tête. Entre l’histoire, la mémoire et la transformation. D’un monde à l’autre, réel et inconscient, formel et spirituel.

Rendez-vous téléphonique est pris. Steve est incroyablement disponible. Extrêmement volubile. Il parle tout en riant, et vice versa. Je découvre la singularité d’une sensibilité marginale. Dans son monde, rien n’est (à l’)étroit. Sauf peut-être en cette période de confinement: Steve le dit d’une traite, il s’ennuie, ennui qu’il trompe, certes, en travaillant à des structures sonores mais tout de même, ce qui l’accable, lui qui a un peu tendance à vivre comme un ermite mais dont la bougeotte est légendaire, c’est la radicalité, c’est „l’énorme changement qui nous est tombé dessus radicalement“, du coup, il marche à travers la ville deux à trois heures par jour.

Un rêveur nomade

Steve ne tient pas en place, c’est l’effet conjugué d’une impatience et d’une curiosité qui remontent loin. Au fait, quelle était sa première expression artistique? „J’étais un rêveur“, dit Steve, „j’étais chanteur et très vite, j’ai fait des performances. Et la numérologique me captivait. Mais je n’étais pas l’homme des études, en clair, l’art était ma voie“. Alors, il y a eu Cologne, et sa formation au „Nouveau théâtre musical“ sous la direction du compositeur argentin Maurizio Kagel.

„Je ne suis toutefois pas parvenu à développer mon langage musical à moi.“ Donc, direction Liège et surtout Bruxelles, Steve y reste seize ans, de 1981 à 1997, „c’était l’époque de la poésie sonore, j’y ai été actif“. Si le monde académique l’a toujours fasciné, il n’y a néanmoins jamais trouvé sa place, sinon comme élève libre, car trop … agité.

Et si Steve est plutôt un solitaire, du moins au niveau de la conception, il a besoin de collaborer avec des gens qui ne sont pas du giron des arts plastiques, à l’exemple de Prigogine, dont les travaux sur la thermodynamique le passionnaient.

Dès lors, des rencontres, il y en a eu à la pelle, tantôt dues au hasard, tantôt provoquées. Steve étant aussi un gros lecteur, du romancier et philosophe Maurice Blanchot au poète Stéphane Mallarmé, admirateur aussi de peintres comme Marcel Broodthaers, Rothko et Tàpiès, toutes ces références percolent dans ses dessins, sans, dit-il, qu’il n’y adhère totalement – „ça me nourrissait mais ça n’a pas interféré dans l’élaboration de mes dessins“ –, le tout jumelé à un sens aigu de l’observation. „Je suis un intuitif“, insiste-t-il.

Travail nocturne

Et donc, nous y sommes aux dessins. A l’idée d’élaborer un cycle. Steve s’y est donc absorbé cinq années durant, y travaillant surtout la nuit. „Je n’avais longtemps qu’un seul pinceau, que je n’ai pas nettoyé, outre les crayons. C’était très intense. Il fallait une incandescence. Il y a eu jusque cent dessins conservés dans une farde“. C’est ce lot que le galeriste Alex Reding a fouillé, procédant à une première sélection de 88 dessins pour n’en exposer au final qu’une vingtaine.

„Quand j’ai ouvert la farde, j’ai vu toute ma vie, tout est lié à mon vécu, il y a de l’angoisse, de la nostalgie et tout le contraire aussi, comme l’extase. En même temps, rien n’est figé, toutes les interprétations sont possibles. Ça raconte quelque chose qui est à la fois ambigu et réel.“ Concrètement, sur le support, le papier, un espace pas tout à fait blanc, d’une „couleur intérieure“ ou d’une „lumière de rêves“ (dixit Tàpiès), des formes hybrides, „à la fois spectres et embryons“, cohabitent avec des traits, des signes et des mots, tout un jeu sur les homophones et les métonymies.

Chaque dessin serait donc une sorte de partition, non pas musicale, mais comparable à une page d’écriture, une écriture en l’occurrence automatique, dans un sens dadaïste ou surréaliste, sauf, dit Steve, que „ça va au-delà, dans l’indicible“.

Avec leur esthétique particulière, ces dessins sont combinatoires, ils tricotent des relations entre leurs éléments constitutifs, ils ont chacun une dynamique intérieure: „J’ai travaillé avec les axes, parce qu’il fallait que ça tienne, que ce ne soit pas chaotique.“ Longtemps mûris mais rapidement exécutés, tous ces dessins sont à la fois précis et fragiles, vissés à une préoccupation essentielle: la vibration.

„Un certain hermétisme“

Et le résultat est exigeant. Pour sûr, l’accès n’est pas simple, „il y a un certain hermétisme“, confesse Steve, qui a toutefois toujours veillé à „une ouverture grâce à la forme“. Eh quoi, au final, est-ce une sorte de rébus ou de poème peu ou prou rupestre? Pour Steve, chaque dessin existe pour lui-même mais en même temps, ils sont tous corrélés et combinables „comme des cartes de tarot“.

D’ailleurs, concernant l’accrochage, Steve a tenu „à une topologie dans l’espace“. Qui met évidence la multiplicité des niveaux de lecture.

Avec son regard qui flâne, avec son langage aussi dense que composite, tendu par la rigueur et par le silence, avec sa constellation de pensées – la métaphysique en tête de peloton, royaume des monades, terme désignant l’Un, l’Unité parfaite comme principe absolu –, Steve Kaspar opposé au déterminisme, adepte de l’insoumission et de la décélération ou d’un autre rapport au temps et aux choses, cherche un sens dans le chaos. Et c’est en ce qu’il tire à sa façon les freins d’urgence que d’aucuns apparentent l’artiste à la figure du passeur chère au philosophe, historien et critique d’art allemand Walter Benjamin (1892-1940).

Ce que l’exposition de la galerie Nosbaum Reding a de précieux, c’est que les dessins de Steve Kaspar télescopent la sombre actualité. C’est aussi qu’ils n’ont que peu été montrés – sauf à l’époque, à Bruxelles, parmi les intellectuels subversifs, et au MAC’S (Musée des Arts contemporains) du Grand-Hornu (Mons), où „une nouvelle génération de curateurs peinait à mettre un concept sur mon discours psychédélique et métaphysique“, sauf aussi à Luxembourg, en 1995, à la galerie Toxic –, en tout cas, jamais le cycle en son entier.

Ce cycle papier se clôt en 1997. „J’en avais fait le tour. Les choses ont commencé à se figer, donc à ne plus être intéressantes.“ Et Steve Kaspar de revenir alors à Luxembourg et de renouer avec ce qu’il avait totalement muselé pendant ses cinq années de bras-le-corps dessiné bruxellois, à savoir: le son, ou plutôt l’installation sonore … liée aux projections, à la vidéo, et à une envie aussi, sinon un besoin, de création collective. Initiée avec Vera Weisgerber. C’est le début des mémorables collaborations croisées de Steve Kaspar que nous connaissons aujourd’hui.

Info

Galerie Nosbaum Reding, 4, rue Wiltheim, Luxembourg: Steve Kaspar, „Génération – Œuvres sur papier 1992-1997“, jusqu’au 16 mai, à voir en ligne, www.nosbaumreding.lu., tél.: 28 11 25