Guilty PleasuresRenverser les codes et jouer des clichés

Guilty Pleasures / Renverser les codes et jouer des clichés

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Avant „Sibyl“, qui fut présenté l’année dernière à Cannes, Justine Triet avait réalisé „Victoria“, un portrait d’une femme contemporaine dans une comédie intelligente et enlevée.

Tout de suite, on pose le ton. Victoria, ravissante et bien habillée, vive, rentre chez elle au pas de course, le téléphone collé à l’oreille. Ses deux petites filles réagissent à peine, mais l’homme-au-pair, en revanche, se révolte. Il n’a vu Victoria que deux fois de toute la semaine, ce n’était pas leur accord – il n’est pas son compagnon, mais son baby-sitter! „C’est mignon quand t’es arrogant, toi“ répond-elle, amusée, avant de poursuivre d’un ton maternaliste, comme on caresserait un chien: „Te dévalue pas, tu es beaucoup plus que ça pour moi.“

Victoria est avocate. Jeune, belle, sachant se mettre en valeur, elle passe de la cour d’assises au divan de son psy, à sa chambre à coucher, seule pièce de l’appartement où „il n’y pas de gens“. Là, enfin tranquille, elle peut recevoir les hommes dénichés sur les applications et autres sites de rencontre, qui ne font que passer dans sa vie, le temps d’évoquer les problèmes de la journée, de boire un verre de whisky, histoire de „créer du lien“ – et plus si affinités.

Pour son deuxième long-métrage, Justine Triet avait déjà réuni une bonne partie du cast et de l’équipe technique qui serait également à bord pour „Sibyl“ (son troisième film sélectionné en Compétition Officielle à Cannes l’année dernière). C’est „Victoria“ qui a permis à Virginie Elfira de changer de registre et de tenir un premier rôle bien loin des comédies romantiques normées auxquelles elle avait pu nous habituer: ce film à la fois profond et pétillant inverse les clichés, joue avec les genres, jette une nouvelle lumière sur les rapports hommes-femmes et sur la solitude de l’être humain qui dévoue son temps au travail.

Acteurs magnifiques

Victoria élève seule ses filles, mais laisse le soin aux hommes qu’elle emploie tour à tour (dont le délicieux Vincent Lacoste) de s’occuper de leur éducation. Ce sont eux qui, gants roses de vaisselle aux mains, rangent les jouets, épluchent les légumes et nettoient la cuisine, tandis qu’elle va et vient dans l’appartement, occupée à ses affaires. Elle n’est pas au bord de la crise de nerfs, plutôt proche du burnout, avançant tête baissée sans vraiment prendre le temps d’analyser ou de prendre en compte ses émotions ou celles des autres, mais en se focalisant sur le devoir. Victoria n’a pas d’amie. La seule femme dans sa vie est une collègue avocate (exquise Laure Calamy, la Noémie Leclerc de „Dix pour cent“ que l’on ne se lasse pas de découvrir dans de nouveaux rôles), à qui elle confie sa propre défense, lorsque des problèmes d’éthique viennent compliquer le cas qui l’occupe. Car Victoria est face à un dilemme: durant une fête de mariage, Vincent, un ex et ami, aurait agressé sa compagne Eve, en lui arrachant sa petite culotte et en lui plantant le couteau de la pièce montée dans la chair. Vincent nie en bloc et accuse Eve de mentir effrontément. Il implore Victoria de le défendre. Mais les liens d’amitié qui l’unissent à Victoria représentent une véritable épine dans le traitement objectif et neutre de l’affaire. Victoria devrait-elle accepter? D’autant plus que le seul véritable témoin de l’acte n’est autre que … le dalmatien d’Eve.

Justine Triet affirme ici un style que l’on retrouvera dans „Sibyl“, notamment dans certaines scènes qui font directement écho d’un film à l’autre: Elfira écoutant poliment son voisin de table au mariage, alors qu’il se laisse aller à une infernale logorrhée verbale dans „Victoria“, ou approuvant les incompréhensibles dires de son bavard d’éditeur dans „Sibyl“; Elfira face à l’archétype du loser désespéré, qu’il débarque chez elle sous le nom d’IntelloBG 75 dans „Victoria“, ou qu’il se présente sous les traits d’un patient dans „Sibyl“.

Avec cette comédie de mœurs, Triet signe un film résolument contemporain, enlevé, drôle, porté par de formidables acteurs qui nous livrent une interprétation à la fois juste, savoureuse et pleine d’humour de personnages auxquels on s’attache vite et fort. La musique est bonne, dans ses morceaux pop comme dans la bande originale; les décors choisis avec soin (la salle rouge du tribunal, avec ses larges bandes blanches faisant effet de surcadrage); les références appréciables (Victoria jouant au piano dans une magnifique robe dévoilant un dos nu jusqu’à l’échancrure des fesses, nouvelle Mireille Darc), et les dialogues excellents. Triet connaît l’humanité, sait en parler, jouer avec les clichés pour révéler de nouvelles vérités, se moquer avec tendresse de ses personnages, mettre en scène les archétypes, creuser les situations dramatiques et comiques pour en tirer un divertissement intelligent, enlevé, et mené d’une main de maîtresse. Un vrai plaisir.