Activisme climatique au muséeQuand la contestation s’expose

Activisme climatique au musée / Quand la contestation s’expose
Action menée le 4 juillet 2022 par des activistes de „Just Stop Oil“ proposant une vision dystopique de „The Hay Wain“ de John Constable à la National Gallery de Londres Photo: Kirsty O’Connor/PA Wire/dpa

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L’année 2022 aura vu naître une nouvelle forme d’action dans les musées. De jeunes activistes écologistes ont décidé de porter dans ces lieux de culture la contestation de choix politiques et économiques qui mettent en péril la planète par le réchauffement climatique. Ce mode d’action interpelle le monde de l’art comme le grand public.  

Le 4 juillet 2022, deux activistes du mouvement pour la sortie des énergies fossiles „Just Stop Oil“ collaient sur la vitre de protection de „The Hay Wain“, le plus connu des tableaux de John Constable, une vision futuriste et cauchemardesque du décor bucolique qui a prêté son cadre à l’original, avant d’y coller leurs mains. Il s’agissait de dénoncer les ravages d’une économie dirigée par le pétrole, à l’heure où le gouvernement britannique s’apprêtait à avaliser 40 nouveaux projets gaziers et pétroliers. Sur leur adaptation du tableau, la rivière avait disparu, remplacée par une route, les avions pullulaient, les arbres étaient roussis par les incendies, tandis que la charrette qui donne son nom à l’œuvre portait une vieille machine à laver.

Depuis, ce type d’action a essaimé en France, en Allemagne et en Italie notamment, relayé par le mouvement Dernière génération / Dernière rénovation. Si dans la grande majorité de la douzaine de cas d’action du même genre, survenus depuis le printemps dernier, les tableaux ciblés l’étaient pour leur contenu – comme la vue d’une vallée de la Tamise peinte par J. M. W. Turner („Thompson’s Aeolian Harp“) et dont les experts du climat disent qu’elle sera inondée dès 2030, pour citer un autre exemple –, c’est surtout la sacralité de ces chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art que les activistes visent. „Oui, l’art est précieux“, s’explique le mouvement Just Stop Oil, dont ce n’est pas le seul moyen d’action. „Nous partageons profondément cet amour. Ce que nous voulons est sauver un futur où la créativité humaine reste possible. Nous sommes proches de le perdre, donc nous devons enfreindre les règles. Et cela signifie de pousser des boutons culturels pour provoquer, défier et choquer. Il n’y a pas d’autre issue.“

Un acte de profanation positive

„Il y a une différence des espaces dans lesquels ça se déroule. L’espace du musée n’est pas public au sens de la place publique, d’un espace social beaucoup plus ouvert et partagé. Dans les actions menées sur les tableaux, la notion de chef-d’œuvre joue beaucoup. On cible des tableaux qui sont des grandes œuvres de l’histoire de l’art, alors que les statues prises en compte sont rarement des chefs-d’œuvre, on ne connaît souvent pas le nom de leur auteur et on s’attaque davantage à leur message.“ Lorsque les actions sur les tableaux ont commencé, Bertrand Tillier, professeur d’histoire à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, avait déjà achevé son ouvrage dédié aux actions de destruction et d’altération des statues. Sans quoi il leur aurait sans doute dédié un excursus. Ces deux modes d’action ont semblé se rapprocher lorsque le 18 novembre, des membres de Dernière rénovation ont aspergé de peinture une statue de Charles Ray devant la Bourse de commerce à Paris, laquelle accueille la Fondation Pinault. 

A la lecture de „La disgrâce des statues“ (éditions Payot Rivages), plusieurs similitudes apparaissent. Œuvres d’art comme statues publiques suscitent de mêmes comportements d’individus „qui les sacralisent ou les destituent, les associent à des rituels de contemplation, de revendication ou de commémoration, mais les confrontent aussi parfois à des colères citoyennes“, écrit l’historien. „Il me semble qu’il y a ici une dimension sacrificielle“, tempère l’historien. „On s’attaque à des œuvres qui ont une très grande valeur symbolique, sacralisées, à la valeur inchiffrable. Cela amène à des questions d’ordre économique dans l’urgence climatique, à une hiérarchisation: peut-on, au nom de l’économie, tirer infiniment sur les ressources naturelles au point que l’anthropocène se retourne contre l’homme? Il y a une volonté de retourner des valeurs, d’inciter à réfléchir autrement.“

L’historien y voit une manière de rendre positif ce qu’a priori, on pourrait considérer comme des procédés de profanation. „Cette profanation éclaire des valeurs autres. C’est ce qui m’intéressait dans le travail sur les statues. Détruire une statue, l’altérer, ce n’est pas créer un acte négatif, c’est aussi proposer une relecture et de nouvelles images.“ Dans une même logique, „les actions sur les œuvres d’art génèrent de nouvelles images, qui ne sont pas des images de l’altération, mais des images de la prise de conscience, de l’urgence“. 

Une prise de parole nouvelle

Le musée est un lieu de distinction, dont ces actions viennent brouiller les codes. „La jeunesse cultivée se retourne contre sa culture en quelque sorte pour sensibiliser à des enjeux dont elle considère qu’ils ne sont pas assez inscrits dans la culture“, constate Bertrand Tillier. Jeune artiste et curateur attaché aux questions de l’environnement, Charles Rouleau comprend lui aussi la démarche. „Ils cherchent à aller dans un lieu un peu apolitique, un lieu de détente. Y intervenir, c’est briser la normalité.“ Hostile à ce qu’il appelle un „vandalisme“, dont il doute d’ailleurs de l’efficacité – „on parle plus du lancer de soupe que du problème“, dit-il –, il considère ces actions comme les témoins d’une impasse. „On est dans une sorte d’impuissance. Que peut-on faire pour faire changer les idées? Peu importe ce qu’on fait, il y aura des multinationales qui prendront des décisions, il n’y aura pratiquement pas d’impact. Il n’y a pas de communication possible.“

Ces actions ont pour principal effet de permettre la prise de parole de représentants d’une génération qui n’a que difficilement accès au débat démocratique, alors qu’elle est la première concernée par la question climatique. Sortie de 28 jours de prison pour avoir jeté de la soupe sur un tableau de van Gogh en octobre, ce 2 février, Phoebe Plummer déclarait: „Je suis libre, mais je ne me sens pas libérée de la peur que j’éprouve chaque jour. La peur que je vivrai les pires réalités de la crise climatique. La peur que je n’aurai pas accès à la nourriture et à l’eau propre. La peur d’assister à la destruction de tout ce que je connais et aime. Je ne me sens pas libérée de la trahison des futurs gouvernements.“

Charles Rouleau observe que ce type d’actions ouvre „des brèches“. Et c’est à l’art d’enfoncer le clou: „L’art se doit d’être critique, d’arriver avec de nouveaux propos, avec des nouvelles idées. L’art n’est pas soumis nécessairement, les artistes ont cette liberté absolue de pouvoir parler, critiquer, de semer des graines de pensée.“ Il poursuit: „On dit, l’art est sacré, mais il est aussi chargé du passé. L’art actuel peut nous faire penser comment réfléchir autrement et l’art du passé peut nous faire réfléchir comment ça a été fait avant et comment peut-être ne pas refaire. Si nous réagissons plus à la protection de l’art qu’à celle de la nature, c’est qu’on s’est sans doute éloigné de cette dernière“, suggère-t-il, pensant au contraire que tout est lié et que l’homme gagnerait à prendre davantage le temps d’avoir conscience de ses perceptions, de ralentir, de questionner toujours.

Un manque de qualité d’écoute

Bertrand Tillier constate d’ailleurs une incompréhension sur les raisons visant à s’en prendre aux tableaux. „Il y a sans doute aussi la volonté de rejouer autrement ce vieux clivage nature/culture, qui n’a peut-être plus de sens. Je pense aux travaux d’anthropologue comme Philippe Descola qui a montré que les porosités étaient grandes entre nature et culture, et que ce qu’on considérait comme appartenant strictement à la nature appartient à la culture. C’est une façon de poser les enjeux. Si on met tant d’attention à conserver des chefs-d’œuvre, pourquoi ne pas en mettre autant à conserver ce patrimoine commun qu’est celui de la nature?“, observe-t-il.

Si on met tant d’attention à conserver des chefs-d’œuvre, pourquoi ne pas en mettre autant à conserver ce patrimoine commun qu’est celui de la nature?

Bertrand Tillier, professeur d’histoire contemporaine à Paris I Panthéon-Sorbonne

L’artiste plasticienne Justine Blau est souvent heurtée par les réactions épidermiques aux actions, autour desquelles elle voit se cristalliser un choc de civilisation. Cela lui rappelle les réactions à la performance de l’artiste luxembourgeoise Deborah de Robertis devant „L’origine du monde“ de Gustave Courbet, dont le discours n’a dans un premier temps pas été entendu. Il manque une qualité d’écoute, qui révèle sans doute un fossé entre l’artiste et le quidam. „Ce que j’ai réalisé de plus en plus est que de pratiquer l’art nous force à faire un pas de côté, que beaucoup de gens n’ont plus le temps de faire ça. Ce qui nous semble une évidence parce qu’on le fait tout le temps, déconstruire, des gens dans leur quotidien n’en trouvent aucunement le temps et réagissent beaucoup plus émotionnellement. C’est normal, c’est choquant comme image.“ Or, pourtant, dès qu’on va dans la profondeur, l’action est compréhensible. „On s’attaque à des choses qui ont une grande valeur marchande, ce n’est pas la peinture du coin, c’est de l’argent, des pouvoirs, des institutions. C’est vrai que c’est beau ce paysage, mais si dans cent ans, il n’existe plus, est-ce que ses millions ou sa valeur culturelle compteront encore?“

Ce qui nous semble une évidence parce qu’on le fait tout le temps, déconstruire, des gens dans leur quotidien n’en trouvent aucunement le temps et réagissent beaucoup plus émotionnellement

Justine Blau, artiste plasticienne

Les intellectuels ne sont pas en reste. Des historiens et historiennes de l’art interviennent souvent dans le champ médiatique pour dénoncer des actions que leur fonction inviterait plutôt à décortiquer. C’est pourquoi, Bertrand Tillier a écrit un livre sur la destruction de statues et qu’il suit de près le traitement réservé aux œuvres d’art. „Si on s’engage dans le vandalisme, il y a une charge morale telle qu’on s’interdit d’interroger le phénomène. Ce qui m’intéresse, c’est le phénomène social, qui a sa légitimité intrinsèque, que l’historien n’a pas à juger, mais à comprendre. J’ai voulu le sortir d’une sorte d’irritation actuelle. Il y a une schizophrénie des historiens au sens large qui jugent à l’emporte-pièce, qui condamnent les gestes d’aujourd’hui alors qu’en fait, si on regarde sur deux siècles, ils forment un phénomène récurrent. Si on veut le comprendre, il faut l’historiciser, puis réfléchir à ce qu’on peut faire.“ 

Le Mudam cherche le dialogue

Les institutions culturelles, et les musées en particulier, sont aussi mis au défi par ces actions. Ils doivent protéger les œuvres qui sont sous leur responsabilité. Mais ils doivent aussi savoir répondre aux interrogations légitimes des activistes, telles celles exprimées par Just Stop Oil: „L’art est porté sur la communication et le changement, autant que sur la contemplation et la beauté. Van Gogh lui-même était un disrupteur et un rebelle. Les galeries d’art et musées ne sont pas seulement des endroits où admirer de belles choses. Elles devraient également mettre en question notre vue confortable des choses.“

La directrice du Musée d’art moderne Grand-Duc Jean (Mudam), Bettina Steinbrügge suit le sujet avec intérêt, elle qui, à son arrivée le printemps dernier, disait vouloir faire des musées des lieux de discussions en mentionnant notamment le développement durable et du changement climatique comme sujet de prédilection. „Je dois d’abord empêcher que des activistes attaquent et endommagent des œuvres. Le Mudam a pris des mesures en ce sens“, commence-t-elle. „Mais, d’un point de vue sociétal plus large, je dois dans un second temps me demander pourquoi des activistes choisissent des musées pour protester. D’un côté, ils reconnaissent que la culture a une valeur particulière dans notre société et forge nos identités. De l’autre, ils interrogent la signification de la culture, dès lors que, d’après eux, le monde est destiné à la chute à cause du changement climatique. En tel cas, nous n’aurions plus besoin de musée.“

Bettina Steinbrügge a décidé de ne pas rester les bras ballants, mais de prendre l’initiative. „En pratique, je pense que nous devons prendre au sérieux le changement climatique en tant que société. Il est là et changera notre monde de manière décisive. Si je crois les scientifiques, et c’est ce que je fais, nous devons agir. En tant que musée, nous avons déjà commencé à le faire et travaillons à d’autres concepts durables. Je pense de surcroît que nous devons être un lieu de la discussion publique, ce qui, entre autres, signifie inviter les activistes du climat, à utiliser le musée comme lieu d’échange et de discussion, sans détruire d’œuvres d’art“, dit-elle. „C’est peut-être un vœu pieux, mais je vais dans les prochaines semaines m’occuper intensivement de telles possibilités et chercher le dialogue.“ Confrontation ou dialogue, tel est le choix devant lequel nous mettent les jeunes activistes.

Pour l’historien Bertrand Tillier, les interventions sur les œuvres d’art génèrent de nouvelles images, qui ne sont pas des images de l’altération, mais „des images de la prise de conscience, de l’urgence“, comme lors de cette action à Dresde 
Pour l’historien Bertrand Tillier, les interventions sur les œuvres d’art génèrent de nouvelles images, qui ne sont pas des images de l’altération, mais „des images de la prise de conscience, de l’urgence“, comme lors de cette action à Dresde