AnalysePendant que Blanche-Neige dort: il faut un discours critique au lieu de la „cancel culture“

Analyse / Pendant que Blanche-Neige dort: il faut un discours critique au lieu de la „cancel culture“
Le „baiser non consenti“ de Blanche-Neige fait actuellement polémique Photo: Pixabay

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Les contes de fées revisités à la mode contemporaine du féminisme et du puritanisme font que le prince hésite et se demande s’il ne vaut pas mieux se détourner de Blanche-Neige. L’embrasser risquerait de déchaîner des diatribes. L’approcher même, allongée, dans cette position soumise, alors que lui est debout, penché sur elle, serait dangereux, cela supposerait qu’il est le mâle protecteur. Sans oublier la flopée d’enfants qu’ils feraient, car on peut aussi imaginer Blanche-Neige mère au foyer …

Pendant, donc, que la „cancel culture“ dévore tout sur son passage, sans analyse en contrepartie, il serait fâcheux d’oublier le combat plus subtil de certaines femmes cinéastes, d’un collectif notamment, créé en 1976, Les Insoumuses. Le contexte d’alors est très différent du nôtre, la photo documentaire et le film sont des outils précieux pour construire une histoire alternative. Il est consternant de nos jours de réduire un fil chronologique à une image, sans analyse, comme une réaction épidermique, instinctive, pulsionnelle, qui n’admet aucune distance. Dénoncer pour dénoncer, s’indigner, quand par ailleurs la condition de la femme dans certains pays n’a guère évolué – mais de cela on ne se préoccupe pas.

Lynchage permanent

Le discours critique permet davantage que ce lynchage permanent. Ainsi, si l’on se préoccupe de la question de l’art et des femmes, il ne faut pas oublier que dès 1970, dans le monde du cinéma où les réalisateurs étaient pour beaucoup des hommes, la vidéo se développant, les femmes s’en emparent et proposent un regard critique sur les médias. Il est également consternant de voir qu’on veut abolir le baiser du prince, mâle dominant, à Blanche-Neige, pendant que les images stéréotypées de jeunes et jolies femmes à moitié nues continuent de sévir pour la promotion de telle ou telle voiture. Pensons donc à la pionnière de la vidéo, Carole Roussopoulos (1945-2009), féministe et réalisatrice franco-suisse, qui, par exemple, est allée filmer les femmes en grève aux usines Lipp à Besançon et a créé avec Delphine Seyrig et Ioana Wieder le collectif Les Insoumuses. Elles ont dénoncé avec beaucoup d’humour, dans un film vidéo, la condition féminine vue par un homme de l’époque, un critique gastronomique réputé, Christian Guy, lors d’une émission télévisée de Bernard Pivot.

Bernard Pivot le présente comme un grand misogyne et lui demande si une femme peut pratiquer le métier de chef cuisinier. La réponse est évidemment: bien sûr que non. Une femme est faite pour la cuisine de tous les jours, car avec ses humeurs et ses caprices elle n’est pas apte à une telle précision et une telle virtuosité. Est présente sur le plateau Françoise Giroud, secrétaire d’Etat à la condition féminine du gouvernement de Jacques Chirac. Celle-ci tente de désamorcer les propos du critique gastronomique avec humour … jusqu’à ce qu’elle finisse par céder.

Aucune image de la télé ne peut nous incarner, nous nous raconterons par la vidéo

Les Insoumuses

Ce morceau d’anthologie a été monté avec grand humour et impertinence par les Insoumuses. D’une drôlerie et d’une légèreté magiques face à des propos sidérants, ce montage désarme la misogynie, la tourne au ridicule. Il s’agit d’un combat intelligent, éclairé, où l’inventivité, le décalage, le processus de répétition, les motifs sonores, offrent très rapidement un regard critique. Cet extrait de „Maso et Miso vont en bateau“ est en accès libre sur internet.

Et comme le disaient si bien Les Insoumuses: „Aucune image de la télé ne peut nous incarner, nous nous raconterons par la vidéo.“ La créativité et l’actualité sont les moteurs du film documentaire et de la prise de possession d’une opinion publique. Mais peut-être est-ce trop demander par les temps qui courent? De la même façon, bien avant le phénomène #MeToo, Delphine Seyrig, vidéaste, réalise en 1976 le film „Sois belle et tais-toi“ (des extraits sont en accès libre sur le Net), où elle enquête sur les rôles d’actrices en France et à Hollywood, et pour cela s’entretient avec 24 d’entre elles. Certains propos sont édifiants. Le bilan est négatif avec, entre autres, la dénonciation de rôles stéréotypés, aliénants, et la présence pressante de beaucoup d’hommes – ce qui donnait un document fort sur l’industrie cinématographique française et américaine.

Pendant ce temps, Blanche-Neige, héroïne virtuelle, dort … Tandis que les femmes continuent de se battre au réel et que nous aurions besoin d’artistes et de collectifs pour réfléchir à leur condition, ici ou ailleurs.