Lauréate du prix Femina / Neige Sinno: „La littérature ne m’a pas sauvée“

Neige Sinno était en lice pour le prix Goncourt
Finaliste du prix Goncourt et lauréat du prix Femina, „Triste tigre“ fait bouger les lignes de la littérature et de la société.
Il est extrêmement rare de voir un ouvrage de non-fiction, entre récit, témoignage, analyse et essai littéraire, être considéré par l’Académie Goncourt. En 2018, „Le Lambeau“ de Philippe Lançon (poignant récit autobiographique d’un journaliste rescapé des attentats à Charlie Hebdo) était écarté de la sélection. Alors président de l’Académie, Bernard Pivot justifiait ainsi ce choix: „Ce roman n’est pas une œuvre d’imagination, c’est un témoignage.“ Il se référait à la définition donnée par Edmond de Goncourt qui stipulait que son prix couronnerait „le meilleur ouvrage d’imagination en prose“.
Deux ans plus tard, „Yoga“ d’Emmanuel Carrère était à son tour éliminé de la course, malgré un discours clair, dans les derniers chapitres du récit, au sujet des libertés que l’auteur avait prises avec la réalité — une façon de revendiquer le genre de l’autofiction, et donc le recours à l’imaginaire. Peine perdue. Malgré son succès en librairie, les éloges des critiques, le talent de Carrère et son pouvoir au sein du petit monde fermé de la littérature et des médias français, on reprochait à „Yoga“ les mêmes failles qu’à „Le Lambeau“. Comment expliquer alors que le récit d’une autrice jusqu’à présent inconnue, qui vit au Mexique, à des kilomètres du milieu littéraire parisien, ait suscité tant d’intérêt et soit parvenu à faire bouger les règles de l’Académie, au point de se retrouver dans les finalistes du prix le plus convoité de France?
De l’enfance à l’adolescence, Neige Sinno a été violée à répétition, des années durant, par son beau-père. Des récits sur l’inceste, il en paraît beaucoup. Selon les mots mêmes de l’autrice: „Pleins de livres chaque année sont écrits là-dessus par des survivantes et des survivants. Mais un récit qui mêle à la fois faits, souvenirs, réflexions personnelles, analyse psychologique et littéraire, tout en s’interrogeant sur la façon qu’ont la littérature, la justice, le discours, et donc la société, de se positionner face à ces crimes, n’avait, à ma connaissance, pas encore été fait, et surtout pas de cette façon.“
L’analyse du „rapist gaze“
Avec un courage et une intelligence qui forcent l’admiration, Neige Sinno traite de sujets aussi actuels qu’essentiels, comme la notion de consentement, de point de vue, de regard, en poussant, à chaque fois, le débat plus loin. Elle pose des questions inédites, va au fond des choses, jusqu’au tabou, jusqu’au dangereux. Ainsi, elle n’analyse pas le „male gaze“, mais ce qu’on pourrait qualifier de „rapist gaze“, le regard que pose le violeur sur sa victime et sur le monde. Elle ne s’interroge pas seulement sur l’endroit d’où l’on parle, mais sur la souffrance qui résulte du fait de s’exprimer à la première personne du singulier dans un tel cas de figure (par opposition à un positionnement plus indirect, comme celui de Charlotte Pudlowski ou Camille Kouchner). Elle n’examine pas uniquement la notion de consentement dans les rapports abusifs, mais également dans le contrat de lecture entre un auteur ou une autrice et celles et ceux qui les lisent. Elle ne se contente pas d’exposer dans une lumière crue les faits qui lui sont arrivés, mais va jusqu’à sonder le potentiel agresseur en elle, lequel, par un simple geste, pourrait la faire passer de victime à nouveau bourreau.
„La littérature ne m’a pas sauvée“, écrit Neige Sinno. Mais peut-être Neige Sinno est-elle en train de sauver la littérature, en faisant bouger les cadres, en remettant les questions essentielles au cœur du débat, en forçant un milieu fermé à se redéfinir, à se regarder en face, à s’interroger sur son rôle, son éthique, sa mission.
Car c’est quoi, au fond, cette fameuse Langue? Qu’est-ce qu’elle a de supérieure à l’autre? (…) Pourquoi est-ce que le témoignage serait nécessairement inférieur? Est-ce la victime qui est inférieure?autrice et lauréate du prix Femina
Ainsi, au lieu de se laisser abattre ou de tenter de se conformer, Neige Sinno utilise dans „Triste tigre“ le refus d’un éditeur (sous prétexte qu’il ne publie „que de la littérature“) pour développer une réflexion aussi profonde que nécessaire autour de ce qu’est et sert la littérature: „On m’a enseigné que les grandes œuvres littéraires étaient capables de dépasser la simple et vulgaire expérience, la petite histoire personnelle, de la transcender en devenant des créations linguistiques et esthétiques. (…) [L]a langue nous protège des larmes, (…) de la honte d’imposer aux autres la vue de l’abjection autobiographique.“
Neige Sinno aime la littérature. Elle a fait des études de lettres, elle veut être dans la langue. „Mais d’un autre côté, faire de l’art avec mon histoire me dégoûte.“ Et de dénoncer l’injonction silencieuse qui veut que les auteurs se placent hors de portée du lecteur lambda: „Car c’est quoi, au fond, cette fameuse Langue? Qu’est-ce qu’elle a de supérieure à l’autre? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, d’une hiérarchie des modes d’expression en relation au traumatisme. (…) Pourquoi est-ce que le témoignage serait nécessairement inférieur? Est-ce la victime qui est inférieure? (…) Est-ce l’honnêteté du récitant qui fait du récit un moindre texte?“ Armée d’une grande bravoure et de la cinglante pertinence de son raisonnement, Neige Sinno s’insurge contre une indécente et pernicieuse esthétisation littéraire: „Faire de la beauté avec l’horreur, est-ce que ce n’est pas tout simplement faire de l’horreur?“
Grâce à son refus d’entrer dans un moule bienséant, grâce à l’intégrité qui émane de son texte tout entier, le genre du témoignage pourrait bien trouver enfin la place qu’il mérite au sein du paysage littéraire français – ce qui permettrait à d’autres récits indispensables d’être lus, reçus, pris en compte. L’obtention du Prix Femina, à la veille de la proclamation du résultat du prix Goncourt, devrait y aider.
En 2019, la parution de l’ouvrage autobiographique de Vanessa Springora „Le Consentement“ (qui dénonçait les abus commis par l’écrivain Gabriel Matzneff sur elle et d’autres enfants) avait contribué à ce que Bernard Pivot démissionne de l’Académie du Goncourt. (En 1990, dans „Apostrophes“, Pivot avait célébré les écrits pourtant explicites de Matzneff quant à ses actes pédophiles.) On espère que la parution de „Triste tigre“ contribue à faire abolir la hiérarchisation, non seulement de la parole, mais également des expériences et des êtres, pour que soit enfin respecté le fait, universel et inaliénable, que „tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits“.
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