Les cicatrices du monde

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Voici un travail d’une grande force. Qui déplace le champ de la photographie vers un territoire hybride, fait de la force du documentaire allié à un grand sens de la poésie. Qui va du politique, du contemporain, vers des zones plus intimes, qui joue de l’intérieur/extérieur comme l’éternel passage d’une frontière. De notre correspondante Clotilde...

Oui, nous sommes à la limite de certains territoires qui ouvrent et ouvriront toujours sur des zones de résonance. Il y a ceux de l’enfance, les espaces que nous recherchons depuis ce regard perdu du passé.

SOPHIE RISTELHUEBER

o Quand?
Jusqu’au 22 mars

o Où?
Jeu de paume,
1, palce de la Concorde, 75008 Paris

o Internet:
www.jeudepaume.org 

Il y a l’Irak et ses palmiers à terre, comme autant d’armées décimées, et toutes ces cicatrices, vues en contre-plongée, ces espèces de quadrillages que la guerre impose, et qui semblent donner de nouvelles géographies, la sensation d’espaces autres, perdus, enfouis; la nouvelle vision se fait au gré des stigmates, de ces coutures qui ne cessent de dire l’état de délabrement et de construction.
Beyrouth abîmée, à laquelle répond le dos monumental d’une femme, couturé, lui aussi. Ce sont là autant d’empreintes métaphysiques. Voici un intervalle du temps, la force de l’image à l’œuvre. Une force qui n’a rien pourtant de spectaculaire, qui semble flâner dans le paysage, et qui pourtant nous ramène à la nécessité du témoignage.

Un paysage nouveau du possible

„Les images de l’art ne fournissent pas des armes pour les combats, écrit le philosophe Jacques Rancière. Elles contribuent à dessiner des configurations nouvelles du visible, du dicible et du pensable, et par là même, un paysage nouveau du possible. Mais elles le font à condition de ne pas anticiper leur sens ni leur effet.“ (Le spectateur émancipé, Jacques Rancière, La Fabrique éditions, 2008). Ne pas anticiper sur ce que nous voyons, mais aller au gré de la découverte, comme si le sens s’élaborait sous nos yeux. Jacques Rancière convoque pour cela, dans ce même ouvrage, le travail de Sophie Ristelhueber, notamment les photographies de la série WB, 2005, qui présentent des paysages idylliques, des sortes d’eden.
Le point de vue donne un beau panorama, que sillonne une route. C’est du plus bel effet parfois, lorsque l’on remarque un éboulis, et que l’on comprend que la route est coupée. Ailleurs, le message est plus clair, radical. Par les traces que porte le paysage, nous pouvons conclure certaines choses: il s’agit d’une route coupée, sans destination. Ces routes destinées à relier villes et villages sont celles de Cisjordanie. Voilà une façon de faire, qui soudain, au lieu de nous rendre extérieurs à la chose, ici au fait de guerre, nous le fait nous approprier comme un paysage intérieur.
Ces paysages qui nous hantent, nous les retrouvons autrement, dans une magnifique série, celle des Vulaines, 1989, dont le champ d’observation est celui de la maison familiale de l’artiste à Vulaines, un village près de Fontainebleau. Ces œuvres, monumentales, sous forme de diptyques, sont présentées au ras du sol, pour mieux nous faire pénétrer le monde de l’enfance. Les objets, les décors semblent, depuis le point de vue qui est pris, trop grands, comme si nous étions dans une maison de géants. C’est cette sensation physique, que nous retrouvons.
D’un côté, il y a des photos en noir et blanc du monde idéal des enfants réunis, ceux qui regardent à travers la grille du portail, cet enfant à qui l’on lave les cheveux, effets de lumière, le grain d’une peau douce, de lait, et à côté de cette photo en noir et blanc, le décor un peu délabré, caisse de résonance, lieu que vient hanter le souvenir. Quelle poésie!

L’envers et l’endroit d’un même geste

Puis nous revenons à cette chair, à cet outrage qu’on peut lui faire, à cette ambivalence de la photo d’un dos de femme, les fils de suture d’une cicatrice, délimitant alors le dos en zones, en champs, ambivalence d’un visage lui aussi couturé, marqué, ambiguïté même de la cicatrice, rappelant le geste, l’agression, et la lente cicatrisation, comme l’envers et l’endroit d’un même geste. A cela, répondent les photos de Beyrouth, ravagée par les bombardements, les structures mises à nu des immeubles comme autant de traces, de graphes, d’écritures, ossature d’un corps, pour le coup, manquant.
C’est d’une force inouïe, chaque fois il y a ce grain de l’image. Là, celui du passé, ailleurs celui d’un paysage torturé. Les palmiers irakiens ont aussi, bizarrement, un goût de chair.
Sophie Ristelhueber, née à Paris en 1949, a fait des études de littérature à la Sorbonne, elle a également étudié à l’Ecole pratique des hautes études. Ses photos sont évidemment faites de la richesse de ce parcours, de son humanité. Terminons cette visite, qui demande le temps de la contemplation, le silence d’une méditation, par le film vidéo Le Chardon, 2007, d’une durée de six minutes. Les images sont celles de la matière, roches noires d’une gorge et celle d’une route rapiécée, tandis qu’en voix off, celle de Michel Piccoli, un récit de Tolstoï se déroule, évoquant, sur le mode du souvenir la force de la nature, cette cicatrisation inéluctable face aux destructions de l’homme.