LuxemburgensiaLes choses (simples) de la vie: „Le Chesterfield du cinquième“ de Nathalie Ronvaux

Luxemburgensia / Les choses (simples) de la vie: „Le Chesterfield du cinquième“ de Nathalie Ronvaux
 Photo: Editions Guy Binsfeld

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Après „Subridere: un aller simple“, Nathalie Ronvaux se focalise à nouveau sur un personnage qui remet en question la routine d’un quotidien ronronnant – et qui, cette fois, se prend d’amitié pour un énigmatique vieil homme. Si l’amitié au centre de ce court roman est poignante, le texte n’évite pas toujours les poncifs et autres leçons de vie.

Luka est un trentagénaire un peu timide, qui mène un quotidien bien rodé quoique pas bien excitant. Un jour, alors qu’il se trouve en bas de son immeuble, un jeu de clés choit à ses pieds dans un „claquement assourdissant“: c’est le voisin du cinquième qui lui demande de lui rapporter son courrier, ce à quoi Luka, qui n’a pas l’habitude qu’on s’immisce ainsi dans la vie d’autrui avec tant de fanfare et de bruit, obtempère.

Ce sera le début d’une amitié hésitante d’abord, Lucien, le vieil homme du cinquième, assaillant, harcelant presque Luka de questions depuis son chesterfield, ses demandes d’explications étant ressenties par Luka comme „les serres d’un faucon“, Lucien ne s’en tenant pas là, pourtant, puisqu’il invitera le jeune homme réservé à revenir le voir tous les mardis.

Peu à peu, l’amitié entre les deux hommes se consolide, Lucien donnant moult conseils afin de faire sortir Luka d’une grisaille dans laquelle celui-ci s’empêtre depuis des années, le jeune homme aidant quant à lui Lucien à subvenir à ses besoins élémentaires en faisant les courses et en récupérant médocs ou fringues, toutes missions que le vieil homme parvient à lui faire accomplir en les présentant sous un jour ludique et enchanté.

Presque plus extravagant encore que Lucien est la mystérieuse compagnie – il s’agit là de quatre „anciens“ qui viennent tenir compagnie à Lucien tous les jeudis, qui s’annoncent au son d’un clairon et dont le rassemblement rituel tout comme les occupations paraissent assez farfelus quoiqu’on se rende compte assez vite qu’elles tournent autour de mystérieuses et inquiétantes lettres anonymes que quelqu’un enverrait à Lucien.

On retrouve, dans „Le Chesterfield du cinquième“, l’un des sujets chers à l’autrice: comme dans „Subridere: un aller simple“, un personnage empêtré dans un quotidien un peu morne, redondant, englué dans le monde du travail où il perd en individualité, en sensibilité et en créativité, arrive soudain à en sortir, à rompre avec les codes de cet univers, à oser se plonger dans l’inattendu.

Si dans le roman précédent, le personnage principal y était parvenu tout seul, dans „Le Chesterfield du cinquième“, c’est donc par l’intermédiaire d’un vieillard un peu excentrique, bigarré, au train de vie étrange, ponctué par des rituels et des occupations énigmatiques, qu’il arrive à lâcher prise et à sortir de son train-train étouffant.

Un jeu de piste métaphysique

On retrouve aussi cette tendance à laisser dans l’obscurité nombre de traits de ses personnages – ainsi, du quotidien de Luka, on sait au final peu de choses, et le narrateur paraît, même si c’est voulu de la part de l’autrice, étrangement banal, déconnecté. Pour conférer une plus grande universalité à ses personnages ou encore pour témoigner de leur degré d’aliénation, Nathalie Ronvaux esquisse plus qu’elle ne dessine un narrateur pour lequel on a du mal à éprouver de l’empathie tant sa vie intérieure est pauvre, tant aussi tout son renouveau spirituel et créatif est, lui encore, prévisible et, en fin de compte, banal: grâce aux injonctions de Lucien, Luka ose s’installer en terrasse et commander un jus d’orange pressé et un vin blanc à une heure de la journée qui lui paraît incongrue.

Pour la première fois de sa vie, grâce encore aux encouragements espiègles de Lucien, il se rend à un marché en ville ou dans un magasin de mode pour faire évaluer et éventuellement repenser son style vestimentaire – à des tarifs exorbitants, cela va de soi. Ça rappelle parfois des niaiseries dignes des premières gorgées de bière d’un Philippe Delerm, en plus loufoque toutefois, qui se reflètent aussi dans le style minimaliste du narrateur: sa dulcinée est „belle comme un cœur“ et quand on lui demande comment s’est passé sa journée, il répond que „c’était une très bonne journée“. Il faut du courage pour embrasser une pensée aussi plate – mais encore faut-il travailler cette pâte stylistique, avec un humour qu’on aurait aimé plus caustique, plus violent.

En l’état, on a un peu l’impression d’assister à un éveil intérieur qui reste, là encore, bien soumis, voire encouragé par le néolibéralisme puisque, chez ce Luka qui „aime les choses simples de la vie quoi“, il n’éveille pas grand-chose: la plupart de ce changement qu’il accomplit grâce à Lucien consiste à aller dépenser des sous.

Quant à l’amour avec un grand A qui se développe entre Luka et Eléonore – là encore, Lucien en sera l’instigateur –, Luka aura souvent des paroles un peu éculées – avec Eléonore, „l’univers est éclatant, parsemé de faveurs éblouissantes“ – et l’on a du mal à comprendre pourquoi il a abandonné une certaine Charlotte et pourquoi avec Éléonore, il file le grand amour.

Lui-même se le pose d’ailleurs, la question, ce qui permet à Lucien de se lancer dans des considérations générales sur la vie qui parfois rappellent trop des guides spirituels ou autres coachs de vie – Lucien parlera de „l’importance de l’existence de l’autre dans notre propre développement“ –, cela étant dû aussi à un style certes précis, mais trop simpliste, qui fait regretter la prose plus lyrique de „Subridere“.

Ce qui gêne enfin, c’est la naïveté excessive du narrateur, qui contraste avec l’excentricité là encore un peu hyperbolique de Lucien: alors que Luka sort éberlué d’une double révélation – l’une métaphysico-policière, l’autre économico-humoristique – en fin du court roman, le lecteur un tant soit peu rodé aura depuis longtemps compris de quoi il en retournait dans ce jeu de piste métaphysique.

Ceci est d’autant plus dommage que la construction narrative est intelligente et que sa chronologie en dents de scie accroît considérablement l’empathie et la tristesse qu’on ressent face à cette amitié dont on sait (cela ressort dès le début du livre) que la mort du vieil homme viendra y mettre fin: à faire osciller sa narration entre les chapitres qui relatent le début de l’amitié entre Luka et Lucien et ceux qui suivent la mort de ce dernier, Luka se retrouvant alors à gérer l’héritage de son ami, le contraste entre l’exubérance de la vie du vieil homme (exubérance qu’il aura essayé de faire passer à Lucien) et l’inéluctabilité de la faucheuse en ressort de façon poignante, au point qu’on se dit que cette amitié plus ébauchée que développée aurait mérité d’être creusée.

„Le Chesterfield du cinquième“, de Nathalie Ronvaux, éditions Guy Binsfeld 2021, 128 pages, 20 euros

Info

Le Lëtzebuerger Buchpräis est décerné ce soir vers 18.30 h, dans le cadre de l’ouverture des Walfer Bicherdeeg, qui se tiendront de samedi à dimanche. Dans la catégorie „Littérature“ sont shortlistés, outre les deux romans recensés aujourd’hui, „Blutsëffer“ de Jemp Schuster, „Céruse“ de Tullio Forgiarini et „Die Lombardi-Affäre“ de Guy Helminger, tous trois déjà recensés dans ces pages.