Festival de Cannes (12)Le discours politique d’une œuvre complexe: Bertrand Mandico sur son long-métrage „Conann“

Festival de Cannes (12) / Le discours politique d’une œuvre complexe: Bertrand Mandico sur son long-métrage „Conann“
Le réalisateur Bertrand Mandico Photo: Nicolas Spiess

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Alors que la pluie est au rendez-vous sur la Croisette, Bertrand Mandico, le réalisateur du film „Conann“, une des coproductions luxembourgeoises (Les Films Fauves) en sélection à Cannes, éclaircit le noyau de son travail autour d’une table sur la Plage de la Quinzaine. Cinéaste exceptionnel qui ne fait que contourner les règles de l’art, il nous fait part de l’essence de son dernier long-métrage.

Tageblatt: Partant du personnage „Conan le barbare“, vous avez choisi de créer le personnage „Conann la barbare“. Les rôles principaux sont tous interprétés par des femmes, bien que les personnages eux-mêmes ne soient pas forcément des êtres de sexe féminin. Pourquoi votre œuvre joue-t-elle à distordre la frontière entre le masculin et le féminin? En quoi pourriez-vous appliquer cela au monde moderne en Occident?

Bertrand Mandico: Dans les films dans lesquels il n’y a que des hommes, on ne questionne pas le ou la cinéaste sur son choix de ne faire jouer que des hommes. Pour moi, il est important de faire tourner des actrices et de leur proposer des rôles inhabituels, des rôles qui sortent des archétypes – des personnages non-binaires, par exemple. C’est un parti pris politique et idéologique de travailler avec des actrices et de leur proposer autre chose – car il y a quelque chose de tragique dans la carrière d’une actrice, à savoir cette idée  qu’elle puisse „périmer“, qui circule dans l’industrie. Ce côté „choral“ qu’il y a chez les actrices dans le film et le fait qu’il y ait plusieurs générations d’actrices va à l’encontre de cette idée de l’actrice sacrifiée. Pour „Conann“ en particulier, j’avais envie de parler de la barbarie. Ce qui est pour moi le comble de la barbarie, c’est la vieillesse qui tue la jeunesse, que ce soit physiquement, comme dans le film, ou idéologiquement, comme lorsqu’on trahit ses convictions de jeunesse et qu’on devient de plus en plus dur et pervers. Je me suis inspiré, comme Howard, de la mythologie celte, mais surtout du personnage de ce dernier, Conan, une figure iconique qu’on associe à la barbarie. Cela m’a permis de construire et de déployer mon récit sur plusieurs époques tout en ayant un discours politique frontal par rapport à notre monde. Le film prend ses sources dans la mythologie celte au début pour finir par arriver à notre époque et dénoncer ce qui me révulse.

Quand on ne sait pas que le film est de 2023, on pourrait parier, avec le style des prises de vue, des effets spéciaux et même du générique, qu’il s’agit d’un film tourné dans les années 1980-1990. Ce style unique qu’on retrouve souvent dans votre travail vous est propre. Comment se manifeste l’identité de vos œuvres?

Mes films sont une façon de parler du monde en jouant avec les codes de l’entertainment. J’y convoque d’ailleurs toujours beaucoup d’autres films, bien que cela soit inconscient. Je ne constate ces influences que postérieurement. „Conann“ commence d’abord avec le genre fantastique, comme mentionné, puisé dans la mythologie celte pour s’échapper peu à peu et arriver à un onirisme urbain des années 80-90 qu’on retrouve dans „Rusty James“ de Francis Ford Coppola ou „The Addiction“ d’Abel Ferrara. Ensuite, je pars sur des films fiévreux sur la folie de la guerre comme „Requiem pour un massacre“ d’Elim Klimov ou „La troisième partie de la nuit“ d’Andrzej Żuławski. Je veux créer un tout à partir de plusieurs époques différentes. On a tourné „Conann“ en seulement cinq semaines dans une ancienne usine de sidérurgie qu’on a transformée en lieu de tournage en travaillant entre autres beaucoup avec les lumières. J’ai eu le parti pris radical de tout tourner à la grue, à l’ancienne, avec beaucoup de plans séquences. Je ne fais que m’adapter et travailler dans la contrainte – c’est cela qui me permet d’expérimenter et de trouver mon style. „Conann“ peut être vu comme une adaptation cinématographique de plusieurs scènes de l’Ancien Testament où on retrouve une brutalité crue qui se caractérise par des éléments de la société moderne en Occident.

„Conann“ est, par rapport à la société moderne, une dénonciation de tous les maux qui la traversent.

Pourriez-vous nous en dire davantage sur les liens que vous voyez entre l’actualité du monde moderne, l’Ancien Testament et la barbarie dans „Conann“?

Ce lien avec l’Ancien Testament, je ne l’ai pas fait consciemment, même si je trouve l’Ancien Testament extrêmement brutal, violent et très poétique. En ce qui concerne l’influence du judéo-christianisme, je me suis aperçu, en finissant d’écrire „Conann“, que je terminais une trilogie; que „Les garçons sauvages“, c’était le paradis, que „After Blue“, c’était le purgatoire et que „Conann“, c’était l’enfer. Plus que l’Ancien Testament, c’est la divine comédie de Dante que j’ai essayé de revisiter. „Conann“ est, par rapport à la société moderne, une dénonciation de tous les maux qui la traversent. La vengeance, par exemple, est un archétype du cinéma qui n’est jamais questionné, le film commence donc par une dénonciation de la revanche. Il enchaîne ensuite sur la trahison de ceux qu’on aime et de ses idéaux par instinct de survie. La partie plus guerrière représente le durcissement de la société, la montée cynique du totalitarisme et la soif du pouvoir. Le pouvoir est, selon moi, à l’origine de tous les maux. Je finis sur une mise en garde contre la corruption des artistes qui acceptent le soutien de mécènes aux revenus nauséabonds. Toute cette violence et cette barbarie est contrebalancée par un romantisme noir qui ajoute un aspect mélodramatique et qui donne de la respiration au récit.


Immenses étendues de burlesque et d’attraction

Deux amis, tous deux huissiers qui ont du mal à joindre les fins de mois, parcourent, sous la pression de leur supérieure, les villages des plus démunis du Maroc afin de saisir les dernières possessions de familles qui ne possèdent plus rien. C’est sur le ton l’humour qu’une précarité majeure est portée à l’écran pour être traitée par la suite d’une manière plus poétique.

Le film semble être divisé en deux parties par un fondu-enchaîné qui le fait passer du burlesque à la mélancolie. La première partie serait comparable à un road movie avec une action circulaire, des dialogues répétitifs et un langage corporel précis et rompu, comme on le retrouve au cirque. Cet usage du corps fait penser au personnage de Charlot de Charlie Chaplin.

La seconde partie, en revanche, plus abstraite, se caractérise par une lenteur esthétique et un jeu de lumières aux allures de western qui donne l’impression de ressentir l’immensité superficielle et les longues journées dans les déserts sans que le côté comique ne disparaisse complètement.

Le saut narratif, bien que subtil, de l’humour léger à la méditation fastidieuse peut paraître pesant car on passe d’une narration très rythmée à des images conceptuelles plus difficiles à assimiler. Il s’agit là d’une volonté de Faouzi Bensaïdi qui affirme lui-même, après la projection, que „c’est un film qui propose de sortir des autoroutes“. Cette rupture est comme une réflexion de la vie menée avec lâcheté des deux personnages principaux. Le retour de motifs tels que des objets sortis de leur contexte ont même un certain effet moralisateur.

Faouzi Bensaïdi nous fait traverser plusieurs dimensions en allant du burlesque à l’abstrait. La manière dont il s’éloigne de son point départ est très discrète et nous plonge dans un univers différent sans même qu’on ne s’en aperçoive.