Le Casino tente le diableLa banalité du mal

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En exposant 116 œuvres de vingt artistes, le Casino – Forum d’art contemporain interroge les représentations du diable dans l’art contemporain. Avec cette troublante impression qu’il peut se terrer en chacun de nous.

Le visiteur de l’exposition „L’homme gris“ est accueilli dans la montée d’escalier par le diable dans son plus simple appareil, à savoir deux cornes qui viennent coiffer la tête encore juvénile de Jan Fabre. Cette photographie baptisée „Will Doctor Fabre cure you?“ ironise sur les pouvoirs maléfiques que l’on prête à l’artiste, bien avant qu’Alain de Botton ne considère l’art comme une thérapie. La réponse positive à la question est d’ailleurs devenu le titre d’un documentaire paru en 2013 sur l’œuvre de l’artiste belge habitué du Casino.

On retrouve également plus loin quatre propositions de masques inquiétants pour lesquels Jan Fabre reprend la forme du sacrum. Le sacrum est dans le squelette humain, un vestige de l’animalité. La démonstration fait parfaitement écho au thème de l’exposition. L’homme gris, c’est le diable qui se terre en M. Toutlemonde, une idée surgie au début d’un XIXe siècle, où après avoir été humanisé à la Renaissance, le diable profite d’un siècle où on lui trouve de l’éclat et de la beauté. Avant que la psychanalyse au début du XXe siècle et les deux grandes guerres qui suivent, mènent à son intériorisation en chacun de nous. 

C’est dire si l’idée d’un homme gris, d’un diable en costume était une idée en avance sur son siècle. Son auteur, Aldebert von Chamisso, met son personnage Peter Schlemihl aux prises avec un homme comme les autres qui lui échange une bourse qui ne désemplit jamais contre son ombre. Après avoir été écarté de la communauté des hommes par son handicap, Schlemihl ne comprend qu’il fait face au diable qu’à son retour un an plus tard, quand il lui propose cette fois de lui restituer son ombre en échange de son âme.

Et c’est à Benjamin Biancotto, le commissaire de l’exposition qui a consacré sa thèse à la figure du diable dans l’art contemporain, que l’on doit la réapparition de cette idée en grand sur les murs de la ville qui a abrité un temps son concepteur, alors adolescent et en exil comme son comte de père.

Le diable a perdu toutes les caractéristiques du diable classique et archétypale. Et finalement cette représentation grise du diable fait qu’il est d’autant plus dangereux qu’on ne peut plus le reconnaître.

Benjamin Biancotto, commissaire de l’exposition

Au début du XIXe siècle, „le diable a perdu toutes les caractéristiques du diable classique et archétypale. Et finalement cette représentation grise du diable fait qu’il est d’autant plus dangereux qu’on ne peut plus le reconnaître. Cela pose la question de nouvelles stratégies de dissimulation et de la banalité du mal“, explique le commissaire dans une vidéo de 14 minutes que l’on peut regarder confortablement installé dans l’Aquarium.  

C’est sans surprise qu’on retrouve plusieurs de ces hommes et femmes sans histoire, que leurs actes cruels ont rangé d’un jour à l’autre, dans la catégorie des personnes diaboliques, voire des disciples de Satan. Darja Bajagic s’attache à ces étiquettes qu’on leur colle confortablement. Dans „Save A Child, Kill A Pedophile“, elle rappelle l’existence de Joseph Druce, l’incarnation du mal, enfermé pour un meurtre homophobe et qui a pourtant tué à mains nues en prison un prêtre condamné pour pédophilie. 

Le visage du diable, c’est aussi théoriquement celui de Josef Mengele et de ses expérimentations sadiques à Auschwitz. Mais celui qu’on a qualifié d’Ange de la mort, a réussi à échapper à la justice et à mourir en Afrique du Sud en 1979 sans que l’on sache plus vraiment à quoi il ressemblait. Par ses multiples tentatives de reconstitution du visage de Mengele, à partir de deux photos et de quatre témoignages écrits, Christine Barland montre combien les pires intentions peuvent se cacher derrière des visages communs et même parfois beaux. Et même si le visage disparaît, le mal reste. 

Des œuvres miroirs

La visite de l’exposition vaut aussi le détour pour sa scénographie. Dans la première partie de l’exposition, plus métaphysique, on doit se pencher pour scruter des œuvres présentées à plat. Le visiteur est ainsi contraint à porter son attention sur chaque pièce qui, „rendue autonome agissant telle une surface dans laquelle se moire notre propre intériorité“.  

Jérôme Zonder, Pierre-François #6, 2020, Charcoal and graphite on paper – Fusain et mine de plomb sur papier 90 x 60 cm. Courtesy of Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles
Jérôme Zonder, Pierre-François #6, 2020, Charcoal and graphite on paper – Fusain et mine de plomb sur papier 90 x 60 cm. Courtesy of Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles

La deuxième partie de l’exposition côté rue s’ouvre sur le spectacle glaçant des poupées de Gisèle Vienne. Les 66 poupées que l’artiste et marionnettiste a fabriqué depuis 2003 ont déjà pu jouer le rôle d’objets sexuels ou celui de figurants à un enterrement. Les cinq disposées ici, comme cinq collégiennes en grandeur nature, semblent les cadavres d’écolières qui auraient trop joué à se faire peur, qu’elles aient approché le diable de trop près ou qu’elles aient pénétré quelque „selva oscura“ interdite aux êtres humains comme celle par laquelle Virgile accède à l’Enfer imaginé par Dante Alighieri.

C’est dans une position similaire à celle que le poète florentin attribue à Satan, que le performer islandais, Ragnar Kjartansson, chante „Satan is real“. Embourbé jusqu’à la taille dans un parc de Reykjavík, il reprend torse nu une chanson qui évoque les Louvin Brothers. Une erreur de mémoire lui fait chanter pendant 64 minutes que le diable existe parce qu’il travaille pour lui. Personne ne semble intéressé par sa complainte, si ce n’est des enfants, dont les rires et la gourmande disent qu’ils n’ont pas saisi la complainte lancinante du guitariste.

La chanson répétitive et les rires des enfants forment l’ambiance sonore de l’exposition côté rue. Ils couvrent les scènes de plaisir des fameuses sextapes de la riche héritière Paris Hilton et son amant. Les images tournées en caméra infrarouge donne un caractère diabolique aux ébats qu’Alex Bag intègre à 14 minutes de scènes dénonçant l’emprise démoniaque du capitalisme sur nos sociétés, illustrée également par l’invasion des marques dans le quotidien d’une jeune femme.

Les représentations du diable sont d’ailleurs devenues des signes qu’on arbore. A la visite de „L’homme gris“, on ne peut que s’interroger sur le paradoxe par lequel le siècle qui s’est débarrassé de Dieu, a renoncé dans un même mouvement à se débarrasser du diable. Comme s’il n’avait pas d’alternative. Comme si le diable était devenu une figure de contestation de l’ordre établi. 

Une des tentatives de restitution du visage du nazi Mengele par Christine Barland, sous l’œil du diable de Sarah Charlesworth
Une des tentatives de restitution du visage du nazi Mengele par Christine Barland, sous l’œil du diable de Sarah Charlesworth

Infos

L’exposition „L’homme gris“ est à voir jusqu’au 31 janvier au premier étage du Casino – Forum d’art contemporain. Le vendredi 18 décembre aura par ailleurs lieu le vernissage de l’exposition intitulée „Unified Glare rating“, consacrée au travail d’Arnaud Eubelen. L’artiste de Liège s’intéresse à notre manière de considérer les matériaux de construction comme partie intégrante de notre quotidien. „Puisant dans les rues de nos villes comme dans un magasin de bricolage – une matériauthèque comme il l’appelle – il recompose et réécrit subtilement le contexte urbain à travers des stratifications de matériaux, chaque strate encapsulant autant de récits et de vies“, explique le Casino.