ThéâtreJe me connecte, donc je suis: „AppHuman“ au Théâtre des Capucins

Théâtre / Je me connecte, donc je suis: „AppHuman“ au Théâtre des Capucins
Vincent (Pitt Simon), entouré de ses avatars virtuels, du code source et de Sarah, l’I.A. qui vient de tuer une cycliste (C) Bohumil Kostohryz

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Trois amis éméchés se retrouvent dans une voiture autonome quand une défaillance les confronte aux limites éthiques de l’intelligence artificielle. Dans une pièce dense, l’auteur Ian De Toffoli et la metteure en scène Sophie Langevin évoquent les affres d’un monde où l’erreur n’est plus qu’occasionnellement humaine et où l’homme a confié la responsabilité de ses actes aux machines qui l’entourent. Si la dystopie technologique est parfois un brin didactique, le théâtre devient ici un espace de négociation où se jouent les devenirs possibles de l’humanité.

Quatre experts scientifiques se retrouvent sur un plateau pour débattre des bien- et méfaits de la révolution digitale. Grâce à l’intelligence artificielle et à l’apprentissage profond, l’homme 2.0 mettra fin aux maladies qui le gangrènent et mènera une vie plus saine: son corps ressemblera à ces smart cities où tout est interconnecté et où rien n’échappe à des machines veillant à son bonheur.

Mais alors, plus moyen de manger gras ou de picoler à souhait le week-end, plus moyen de se „garer en double file pour acheter un croissant vite fait chez le boulanger“ ou de „sauter nue dans une fontaine“. Et puis, à quoi bon cette gigantesque collecte de données, sinon qu’elle sert à revendre ces informations à des fins qu’on sait commerciales?

Les scientifiques ayant du mal à se mettre d’accord, surgit l’idée d’une expérience de pensée qui les plonge au sein même d’une version légèrement extrapolée du cyber-capitalisme, cette énième mutation systémique sous la tutelle de laquelle nous vivons d’ores et déjà. Laurent (Luc Schiltz), Max (Denis Josselin) et Vincent (Pitt Simon) travaillent pour la Global, une entreprise dont le nom rappelle la série „Bad Banks“ et qui vient de développer une des premières voitures autonomes opérationnelles.

Après un dîner un tantinet arrosé, ils se délectent des avantages de leur propre invention: plus besoin d’hésiter entre commander un taxi hors de prix ou mettre la main à la pâte et conduire en état d’ébriété – Sarah, intelligence artificielle conçue par Vincent, les ramènera sains et saufs. Sauf que Sarah ne reconnaît pas un obstacle et, face à une collision imminente, doit choisir entre trois options: percuter un mur, renverser un banquier ou écraser une cycliste (Renelde Pierlot).

Ayant été programmée pour ne jamais risquer la vie des passagers – qui voudrait d’une voiture sacrifiant la vie de son acquéreur? – et obéissant à des lois établies par un comité éthique l’enjoignant à tuer la personne de „moindre valeur“ (la cycliste avait deux vols à l’étalage dans son casier et était sans emploi au moment de l’accident), Sarah se heurte pourtant à un paralogisme qui découle de la première loi de la robotique d’Asimov, selon laquelle un robot n’a jamais le droit de tuer un humain.

Asimov, Epiménide et Gutman

Entre Vincent, qui croule sous le poids de la culpabilité au point de recréer une version virtuelle de la femme qu’il a contribué à tuer, Max, qui n’hésite pas à falsifier le réel en effaçant les articles évoquant l’accident et Laurent qui, larguant la technologie,  comprend avec une exaltation teintée d’anxiété qu’effacer son empreinte digitale, c’est cesser, dans une certaine mesure, d’exister, les trois hommes affronteront différemment les séquelles de l’accident.

Quant à Nadine, la cycliste, dont la voix posthume hantera la pièce, elle observe sèchement qu’un des boulots sous-payés qu’elle effectuait consistait à nourrir d’informations les algorithmes en cliquant sur des photos de feux rouges: en gros, elle a appris „à la voiture autonome à m’identifier avant de m’écraser“.

Dans un monde où des lois érigées par un écrivain de science-fiction deviennent applicables au réel et où les paralogismes philosophiques (l’on pense au paradoxe du menteur d’Epiménide) sont monnaie courante, il est cohérent que la fiction s’intéresse de plus en plus à la révolution digitale.

On retrouve dans „AppHuman“ des sèmes communs à de récentes fictions numériques tels les appareils qui disjonctent (voir „Technophoria“ de Niklas Maak) ou encore l’application du dilemme du tramway, problème pérenne de la philosophie éthique, aux voitures autonomes (voir „Le_zéro_et_le_un.txt“ de Josselin Bordat), tous ces éléments apparaissant dans un théâtre qui, un peu comme chez Laurent Gutman, devient un espace de négociation impliquant le spectateur et le rendant à ses propres responsabilités.

Si la pièce est parfois un brin didactique – le défi était d’expliquer tout le bagage scientifique et informatique au spectateur sans que celui-ci ne perde le fil – et que certains revirements constituent des clins d’œil référentiels attendus – l’I.A. plus humaine que les hommes –, De Toffoli touche à des problématiques urgentes: citons en vrac un réel devenu uniforme et consensuel, la présence prépondérante de mâles dominants dans le façonnement du monde digital à venir ou encore l’éreintante commercialisation de nos vies jusque dans les derniers interstices d’intimité.

Il les traite dans un tissu textuel dense, souvent drôle et parfois touchant, qui passe sans effort, grâce à une mise en scène fluide et aux métamorphoses rapides et juste parfois un brin balbutiantes des acteurs (mention spéciale à Pitt Simon en évangéliste digital barbu), du cadre à la fiction, de la théorie au jeu, de l’abstrait à l’émotion.

Autre défi remporté avec succès, la laideur du monde digital, avec sa démultiplication en abyme d’écrans qui nous défigurent, est à la fois mimée et transcendée grâce à la prolifération d’écrans, le recours intelligent à des séquences filmées, de l’électro d’ascenseur méditative et un dispositif scénique ingénieux où le spectateur éprouve un vertige ontologique.

Dans une scène particulièrement réussie, l’on aperçoit, derrière une vitre, Vincent hospitalisé, alité tel ces vieux agonisants dont le monde s’écroule dans les films des frères Coen, qui commande en maître solitaire un minuscule monolithe kubrickien où il a enfermé l’âme de celle qu’il a tuée – ce tableau résume toute la misère du monde qui nous attend.

Prochaines représentations aujourd’hui, demain, le 25 et le 26 novembre à 20 heures, ce dimanche à 17 heures