/ Images prises sur le vif
De notre correspondante Clotilde Escalle, Paris
Ses cadrages donnent une dimension ontologique, poétique, en même temps qu’ils dressent un constat. Au rire, au sourire, se mêlent un je ne sais quoi de mélancolique, un petit vague à l’âme, qui donnent l’empreinte, l’humanité de Lisette Model. De cette curiosité sans cesse aux aguets ont surgi ces 120 photographies, extraites de diverses séries, que le Jeu de Paume expose, avec cette citation de l’artiste en exergue: ,,Lorsque je pointe mon objectif sur quelque chose, je pose une question, à laquelle la photographie permettra peut-être de répondre. En d’autres termes, je ne suis pas celle qui sait ou qui veut prouver quelque chose, mais celle qui reçoit une leçon.“
,,Nouvelles facettes d’un monde“
Il y a parmi ces séries, celles qui firent sa renommée, notamment les premières photographies prises à Paris et à Nice et qui parurent en janvier 1941, alors que Lisette Model vivait à New York, dans PM’s Weekly. Satire d’une société bourgeoise décadente, peut-être, mais aussi et surtout, serait-on tenté de dire, portrait cruel de vieilles femmes seules. Car plutôt que d’aller sans cesse vers un certain cliché de la société, Lisette Model sans cesse nous révèle autre chose. „L’appareil photographique, écrit-elle, est un moyen de détection: il ne se contente pas de montrer ce que nous connaissons déjà, mais explore également de nouvelles facettes d’un monde sans cesse changeant. De nouvelles images sont partout autour de nous. Simplement nous ne les voyons pas à cause de la routine stérile, des conventions et de la peur. Trouver ces images, c’est oser regarder. Etre conscient de ce qui est et de ses formes.“
La forme, donc, et l’être. Voici deux mots clés dans cette œuvre qui ne cesse de se dévoiler comme une vie parallèle et intelligente. Il y a fort à parier que Lisette Model photographiait comme on vit, dans cet instinct, dans cet élan presque animal d’une existence qui l’aurait traversée, et dont elle aurait cherché à comprendre le mystère.
Rien de plus évident et de plus insolite que cette Baigneuse, à Coney Island (1931-1941, tirage gélatino-argentique de l’époque) qui, dans un cadrage des plus resserrés, nous offre une baigneuse monumentale, son corps posé comme un sourire en bord de mer.
De cette forme, nul préjugé à retenir, mais plutôt une formidable leçon de vie. Bruissement de tous les instants, que l’on découvre également dans une présentation de New York, dans les années 1939-1945, à travers la série ,,Reflections“. Dans les reflets des façades de verre, viennent se superposer toutes les images, celles de l’architecture, du mouvement, des gens, vision en profondeur de cette surface à habiter! Tout comme une autre remarquable série, intitulée ,,Running Legs“ et qui montre les jambes de passants occupés à marcher, à parcourir fébrilement un quotidien frénétique.
Car les photos ont été prises aux heures de pointe. Portrait d’une société, donc, de ses foules, mais aussi de ses individus, comme autant d’âmes qui viennent peupler de leur poésie, de leur être, cette vie-même. Et qui parfois se tiennent véritablement dans les marges.
Des portraits directs pour tenter de donner l’énigme, mais aussi des portraits en demi-teintes, où la poésie, l’indicible, le disputent à une certaine forme de surréalisme, du moins dans la mise en scène, telles sont les photos de Valeska Gert (1940), une amie, mime, danseuse et vedette de cabaret, et d’Albert-Alberta, Hubert’s 42nd Street Flea Circus (New York, 1945). Lisette Model, dont l’hommage ici est magnifiquement mérité, a également enseigné. Diane Arbus, entre autres, a été son élève et une amie proche.
Cette exposition est un mélange subtil de documentaire social et de poésie, de métaphysique et de crudité. Lisette Model était sans conteste une grande artiste à l’œil aiguisé.
Lisette Model
Jeu de Paume
Jusqu’au 6 juin
1, place de la Concorde
75008 Paris
www.jeudepaume.org
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