Histoire de la consommationEtre par l’avoir

Histoire de la consommation / Etre par l’avoir
Avec l’établissement de la société marchande, chaque individu devient entrepreneur de sa propre distinction et le soi devient un projet. Photo: Editpress

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Deux ouvrages récents s’intéressent à leur manière à l’histoire des objets et de leur consommation, un champ de recherche encore assez jeune, mais riche en enseignements.

Dans „La Fabrique du consommateur“ Anthony Galluzo s’appuie sur les nombreux travaux de sciences humaines consacrés à la consommation et la vie en société depuis plus d’un siècle, pour retracer finement le glissement qui s’opère au XIXe siècle et transforme les membres productifs de communautés paysannes en membres consommateurs d’une communauté imaginée, dont les valeurs sont véhiculées par les produits.  

Une guerre des signes

La mise en place d’une société marchande a nécessité un nouveau rapport à l’objet. La division du travail a séparé le producteur du produit et permis la fétichisation de la marchandise. L’objet n’est plus vu comme du „temps de travail accumulé“, mais existe par lui-même sans le maillage social qui l’entoure. La marque prend alors le relais comme gage de confiance. Et pour l’établir, elle attribue des signes aux objets, „un ensemble d’idées et de valeurs qui lui sont pourtant intrinsèquement étrangères“. 

Il a fallu aussi la fin de l’ancien régime et l’avènement de la bourgeoisie. Le rôle décisif de la bourgeoisie dans l’avènement de la société de consommation est la thèse centrale de l’ouvrage. Après la division de la société en ordres,  „la bataille pour la conquête du prestige social et culturel“, dans les rangs de la bourgeoisie, passe par „une guerre des signes, qui est le moteur de la société de consommation alors en gestation“. Chaque individu devient entrepreneur de sa propre distinction et le soi devient un projet. Et ce modèle se répand. Anthony Galluzzo reprend le concept anglo-saxon de ruissellement pour expliquer la diffusion des marchandises dans le corps social. „L’objet est investi par une élite, puis diffusé, par l’imitation, de proche en proche à travers toute la bourgeoisie. A mesure que l’objet ruisselle dans le corps social, sa signification s’en trouve métamorphosée.“ Il devient petit bourgeois puis populaire. La bourgeoisie investit alors de nouveaux objets, plus exotiques, plus authentiques, pour „resingulariser“. Les classes inférieures, pour leur part, sont progressivement imprégnées d’une culture de consommation bourgeoise qui „généralise et naturalise l’économie de la valeur-signe“.

Le chercheur identifie trois figures du protoconsommateur. Il y a le dandy (héraut de la culture du soi et la distinction individuelle via la possession et l’ostentation d’objets signes“) et le snob, qui représente au contraire l’affiliation aux usages d’un groupe social. Tous deux donnent „à la société de consommation toute sa force motrice et sa puissance sociale“. Il y a aussi l’artiste bohémien qui facture les modes distinctives que la bourgeoisie recherche. „L’artiste sait créer et choisir les objets.“ Il est l’arbitre de la guerre des signes, mais y participe également puisque sa propre identité est construite sur des objets signes différenciants.

La première phase de généralisation de la société marchande se situe dans la période entre 1880 et 1920. C’est l’avènement des grands magasins qui ont développé „les techniques fondamentales d’un rapport sensuel à la marchandise“, mais aussi celui de la prolifération des images, qui permettent à la marchandise d’envelopper progressivement toute l’expérience urbaine. C’est un phénomène d’autant plus urbain que la ville est le lieu de l’anonymat, que l’interaction sociale y repose sur des impressions et des signes extérieurs.

Refuser le commun, prouver son être par l’avoir, conjurer le vulgaire: l’esthétique antibourgeoise de la contre-culture ne contrevient en rien à ces principes fondamentaux de la distinction bourgeoise

C’est dans cette période qu’évolue la première génération de femmes et hommes ayant grandi dans une société de marché où les images abondent. Elle va opérer „un changement mentalitaire“ et opérer une libéralisation des mœurs stimulée par la marchandisation des loisirs dans les années 20. Les identités ne se construisent plus selon les cadres étroits de la communauté autarcique et productrice, mais via de multiples expériences et produits colportés par le marché et par ses médiations. La danse, de collective, devient forme d’expression individuelle. La jeunesse est désormais un imaginaire qui peut être colporté et cultivé par la marchandise. Elle s’impose dès lors à la société tout entière.

L’ouvrage de socio-histoire remet à sa  juste place la publicité, à laquelle on prête habituellement un pouvoir dominant, pour rappeler que sa réception est conditionnée par un ensemble de facteurs hors de contrôle, „au premier rang desquels la socialisation des consommateurs et les idées fortement enracinées dans leur culture“. Il remet audacieusement en perspective les critiques de la société de consommation des années 50-60. La jeunesse qui a relayé cette envie de transformation de soi par de multiples activités de plaisir, d’imagination et de jouissance, a au final détruit les valeurs de sobriété, d’épargne et de prévoyance de ses aïeux. Mais la contre-culture, en valorisant l’anticonformisme, en faisant de la différenciation par les objets signes une façon authentique d’être au monde, parachève l’ordre marchand.

„Refuser le commun, prouver son être par l’avoir, conjurer le vulgaire: l’esthétique antibourgeoise de la contre-culture ne contrevient en rien à ces principes fondamentaux de la distinction bourgeoise. Les mécanismes sont les mêmes, seuls changent les critères de jugement“, observe le chercheur. Et la contre-culture nomme récupération ce qui n’est en fait que le ruissellement de son modèle à travers le corps social. 

Le magasin du monde

„Les objets ont toujours été à la fois des outils répondant à des nécessités pratiques et à des besoins physiologiques, et un langage, un mode de communication exprimant des idées et des rapports de pouvoir“, rappelle Anthony Galluzzo. En conclusion là où se termine son ouvrage, semble parfois commencer le livre collecitf „Le magasin du monde“, conduit sous la direction de Sylvain Venayre et Pierre Singaravélou.

Les deux historiens avaient codirigé il y a trois ans une „Histoire du monde au XIXe siècle“. Le nouvel ouvrage composé sous leur conduite s’inscrit dans cette même tendance historiographique de l’histoire mondiale.  Leur regard se porte sur des objets principalement fabriqués hors d’Occident mais aussi souvent réappropriés par le consommateur ou le citoyen occidental. Leur entreprise historiographique vise à restituer l’étrangeté qui se cache derrière des objets devenus communs. Dans ce catalogue de 95 objets étudiés par presque autant d’historiens, on y saisit la valeur-signe et le ruissellement de leur usage à travers le corps social. Mais aussi davantage.  

„Prêter attention aux objets inventés ailleurs qu’en Occident, en étudiant les phénomènes de réappropriations et de réinventions de tous les objets, quelles que soient leurs origines, en analysant les conséquences, partout dans le monde, des processus de fabrication, il est possible d’écrire, grâce aux objets les pus communs, une histoire du monde à hauteur d’humains, à hauteur de mains“, proposent les deux historiens en introduction.

A côté d’objets plus politiques comme la banderole (dont s’occupe avec pertinence l’historien de l’écriture, Philippe Artières qui lui a déjà consacré un livre), on croise notamment les collections bourgeoises de coquillages au XVIIIe siècle, le chewing gum, incarnation parfaite de la cool attitude enfantée par la contre-culture, ou l’incontournable smartphone, décrit en toute fin de ce catalogue organisé de manière chronologique.

Invitant à réduire la personnalité à un incessant processus narratif, le smartphone constitue une „approche cosmétique de l’existence, où la plasticité immanente des données serait devenue le fond auto-génératif de toute chose, peut s’envisager comme l’ensemble de la documentation autour d’un projet de vie qui ne se réalise jamais vraiment“, lit-on dans „Le magasin du monde“. Anthony Galluzzo fait pour sa part du smartphone l’annonce d’une fusion prochaine entre l’homme et la machine. Et les deux ouvrages se recoupent pour dire que l’époque, dont ils font l’histoire, celle de l’industrie et de la consommation, est peut-être en train de s’achever avec nous.

Info

La fabrique du consommateur – Une histoire de la société marchande, éditions La découverte, 264 pages
Le magasin du monde – La mondialisation par les objets du XVIIIe sicèle à nos jours, éditions Fayard, 464 pages