EssaiEt si l’on photographiait le monde

Essai / Et si l’on photographiait le monde
Las Vegas, stations d’essence abandonnées, panneaux publicitaires: la photographie devient l’étude d’un monde où les espaces sont de plus en plus de purs lieux pragmatiques où plus personne ne se rencontre Foto: AFP/Ethan Miller

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Dans nos villes occidentales, nous constatons à quel point les frontières sont présentes dans l’espace architectural. Sans que l’on y prête attention, tant nos modes de vie voués à la consommation se sont déportés vers les zones péri-urbaines et commerciales qui s’étendent sur des kilomètres, comme autant d’espaces fantômes et déserts la nuit, destinés à être traversés de façon pratique, avec quantité de carrefours pour réguler la circulation.

Outre ces espaces, il existe des développements de banlieues pavillonnaires, également à l’approche des villes, qui prennent sur la nature. Aux Etats-Unis, ce fut dans les années 1960-1970 les nouvelles conquêtes de l’Ouest, celle du paysage et celle du ciel. Le mythe de la frontière s’est rejoué comme une marque nouvelle de colonisation, aux enjeux culturels et politiques. La plupart du temps, il s’agit de maisons en kit, assez simples, construites rapidement, obéissant à une architecture populaire et standardisée, générée par la voiture, une voiture qui guide l’installation du lotissement. Ce genre d’habitat n’est plus lié à une spécificité naturelle comme la présence de l’eau. Une fois la maison finie, le gazon posé, le chemin tracé, ces espaces deviennent également des enjeux photographiques mettant à l’épreuve le nouveau mode de vie.

Un paysage en palimpseste

La photographie enregistre ces changements et présente le paysage, rural, urbain ou industriel, comme un document qui se lirait en palimpseste. Comme un inventaire du patrimoine. Lors de l’exposition qui a fait date aux Etats-Unis, en 1975, Les Nouveaux Topographes, les photographes se sont confrontés à un objet neuf, l’urbanisation dans les espaces naturels, et ces images ont ouvert le champ à quantité de travaux et commandes.

Les photographes allemands Bernd (1931-2007) et Hilla Becher (1934-2015), qui ont influencé nombre de photographes contemporains, ont par exemple photographié les Châteaux d’eau dans les années 1978-1985, dans un style neutre. Le photographe américain Joe Deal (1947-2010), quant à lui, s’est intéressé aux habitations plates des régions désertiques, soulignant la répétition des mêmes formes, bungalows ou motels, et des routes envahissant l’espace.

Ces lieux révélés par la photo instaurent une nouvelle relation avec le spectateur. Tout peut être répertorié et les photographes ne s’en privent pas. Les stations essence abandonnées sont photographiées, les enseignes lumineuses de Las Vegas, qui transforment la ville en un paradis artificiel, quand le jour venu cette même ville devient terne et passe-partout. Il s’agit d’une description froide. Un constat des ravages de la pollution, due à l’exploitation du pétrole, aux fumées industrielles.

Et comme le dit Baudrillard, l’agglomération et le supermarché sont devenus des équivalents, chacun vit en parallèle sans se rencontrer. Les parkings ont leur importance, la signalétique également. Et nous constatons à quel point nous sommes de plus en plus envahis par toutes sortes de logos, de panneaux indicateurs. La photographie devient une manière d’étudier notre civilisation. Et comme le montre le photographe belge Nick Hannes, né à Anvers en 1974, il n’y a parfois plus de différence entre la fiction et la réalité, avec la reconstruction à Dubaï de différents monuments, tel un grand simulacre. Ces monuments en réplique existent dans d’autres pays.

Traduire l’effacement de l’histoire

Comme on le sait avec la peinture d’histoire puis avec la photographie, le paysage a pris en charge l’histoire, pour la photographie surtout à partir de la Deuxième Guerre mondiale. Depuis les années 1960, les photographes tentent de relever les traces de l’histoire, même lorsque celles-ci ont disparu. Ce sont des captures de nature, des recherches et des ambiances particulières. Une subtilité que l’on oublie aujourd’hui à la lumière des images télévisées que l’on nous propose des guerres.

Sally Mann, Deep South, Untitled (Stick), 1998
Sally Mann, Deep South, Untitled (Stick), 1998  Photo: New Orleans Museum of Art, Collection of H. Russell Albright, M.D.

La photographe américaine Sally Mann, née en 1951, a travaillé sur les champs de bataille de la Guerre de Sécession et constaté qu’on ne voyait plus rien. Elle s’est mise à interroger la terre et les champs. A imaginé ce que voyaient les soldats allongés sur le sol et, par sa technique, n’a pas épargné les accidents et égratignures sur les photos.

Certains arbres sont photographiés de près, des détails à la surface de l’écorce ressemblent à des blessures. La photo a ce pouvoir métaphorique d’éveiller l’imaginaire et de combler en partie l’absence de signes tangibles. La question de l’irreprésentable se posant, Claude Lanzmann, avec son film „Shoah“, a filmé le retour d’un survivant sur les lieux de l’innommable. Le paysage est paisible et le témoin dit: „C’est difficile à reconnaître mais c’était ici.“

Que reste-t-il lorsque tout a disparu et que faisons-nous de cet inconscient collectif, de cette mémoire, comment la transmettre? Ce sont là des affaires d’honneur, lorsque les repères sautent, comme en temps de guerre. Et loin des démonstrations et des images explicites qui se ressemblent et nous font oublier l’horreur des faits, il s’agit de traquer, depuis un espace perceptif, ce qui fait trace et mémoire. Plus que jamais, alors que nous sommes envahis d’un torrent d’images, revenir à cet espace, à ces paysages, ne pas oublier à quel point l’histoire et ses drames les travaillent à l’infini.

trotinette josy
28. Juni 2021 - 9.39

Et si l'on se donnait la peine et le loisir de regarder le monde?