Esthétique de la fluctuation

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Pour les Cahiers du cinéma, la nouvelle saison de „Twin Peaks“ était l’événement cinématographique de l’année 2017. Avant de nous y pencher à notre tour, voici un bref retour sur les deux premières saisons – qu’on vous incite à revoir d’urgence –, pour analyser le sens des métamorphoses radicales, qu’elles soient loufoques ou inquiétantes, que subissent les personnages et de l’univers fictionnel.

Avec „Twin Peaks“, David Lynch ne s’est pas contenté de révolutionner les séries longtemps avant qu’elles n’atteignent le summum de popularité, il a carrément inventé une grammaire sérielle souvent imitée par la suite – ainsi, dès qu’une forêt un tant soit peu maléfique apparaît dans une série (récemment dans „Stranger Things“), l’on ne peut s’empêcher de penser au chef-d’œuvre de Lynch.

Alors que la série est presque inépuisable en interprétations et analyses, j’ai choisi de me concentrer aujourd’hui sur un élément qui m’a depuis toujours frappé dans l’univers de David Lynch: à savoir le caractère foncièrement instable et radicalement métamorphique de l’univers et des personnages qui le peuplent.

Ces changements radicaux, soudains et imprévisibles, ces humeurs qui surgissent de façon intempestive ont tout d’abord à voir avec la logique onirique qui gouverne l’intégralité de l’univers lynchien. Dans sa „Traumdeutung“, Freud (quoi qu’on puisse penser du père de la psychanalyse et bien qu’il ait proféré maintes sornettes, son œuvre contient néanmoins des pistes de réflexion passionnantes) évoqua deux mécanismes oniriques principaux: le déplacement et la condensation.

Le premier mécanisme, qui s’apparente au fonctionnement de la métaphore, consiste à déplacer le centre de ce qui occupe l’inconscient du rêveur vers quelque élément a priori anodin alors que le deuxième, qui s’assimile à la figure stylistique de la métonymie, consiste à réunir, en un élément, plusieurs couches de signification. Si les personnages lynchiens sont aussi instables, c’est soit parce qu’ils pointent toujours déjà vers autre chose (déplacement), soit qu’ils réunissent en leur for intérieur des personnalités différentes, qui font surface tour à tour (condensation).

On n’a qu’à penser à Leland Palmer, ce tragique personnage qui oscille entre désespoir le plus total et légèreté la plus incongrue, tour à tour pleurant à chaudes larmes la mort et le viol de sa fille puis dansant et chantant avec allégresse, au grand effroi de son entourage éberlué. Ou à Benjamin Horne, qui passe de la figure du manager d’hôtel crapuleux à un état de transe où il se voit rejouer la Guerre de Sécession jusqu’à sa réincarnation en un écologiste militant.

La renaissance des êtres, chez Lynch, a lieu non pas dans l’ailleurs bardique du bouddhisme, mais dans l’ici et maintenant de l’unique vie qui nous est donnée. Loin de ces lieux communs ineptes du cinéma américain où l’individu doit téléologiquement avancer vers ce qui s’avérera sa destinée, Lynch affirme que l’être humain erre sans but, de transition en transition, jusqu’à sa mort. Le personnage lynchien est un être du devenir deleuzien, un nomade qui passe de métamorphose en métamorphose.

Alors même que l’univers de Lynch est profondément marqué par l’onirisme, sa logique du rêve est loin du carcan psychanalytique tels que l’ont conçu Freud et ses héritiers. Comme l’indiquent Gilles Deleuze et Felix Guattari dans leur grande œuvre „Capitalisme et schizophrénie“, la psychanalyse a eu le mérite de libérer des flux de désirs, de faire éclater la libido au grand jour.

La schizo-analyse

Seul hic, disent Deleuze et Guattari, la psychanalyse, pudique, après avoir ouvert la boîte de Pandore du désir sexuel et de ses multiples manifestations, a vite fait replier ce désir sur le carcan familial – les fameux complexes d’Œdipe et d’Electre. Dans „Twin Peaks“ au contraire, les flux de désirs abondent et fluctuent en toute liberté – voilà pourquoi l’on y retrouve beaucoup d’adolescents (incarnés par des acteurs beaucoup trop vieux pour être crédibles, mais Lynch s’en fout comme d’une guigne), voilà pourquoi les pulsions, dans cette série, sont imprévisibles et achoppent sur des métamorphoses tour à tour incongrues, loufoques, hilarantes ou inquiétantes – on n’a qu’à penser à la dépressive Nadine Hurley qui revient sous forme d’une adolescente déjantée enfermée dans la peau d’une quadragénaire.

Lynch contredit la croyance commune selon laquelle l’être serait gouverné par une identité stable, que l’homme serait assemblé par et assimilable à un faisceau de propriétés qui permettrait de l’identifier une fois pour toutes. Le philosophe français Clément Rosset, dans „Loin de moi“ s’insurge contre une telle vision de l’identité: selon lui, plutôt que la personne en elle-même, ce sont les propriétés la caractérisant que nous aimons: sa douceur, son sens de l’humour, de l’empathie.

Si maintenant, affirme Rosset, cet être en vient à perdre toutes ces propriétés, nous ne pouvons plus affirmer que nous continuons à l’aimer: l’identité personnelle stable est un leurre, l’être humain est fait d’un ensemble de propriétés momentanées et changeantes. Si nous continuons à aimer quelqu’un que la vie a transformé en mal, c’est parce que nous avons la nostalgie de ce qu’il était jadis. Cela explique le vide que nous ressentons après une rupture amoureuse: nous constatons tout à coup que l’être chéri n’existe plus depuis un bon bout de temps.

Les métamorphoses, dans l’univers lynchien, correspondent à une philosophie de l’instabilité humaine telle que la défend aussi Marcel Proust, sauf que dans „Twin Peaks“, elles se passent en accéléré: Lynch fait simplement avancer de façon irréaliste les (im)pulsions qui nous animent.

Zones ontologiques

Quand le chercheur Brian McHale analysa le roman „Vineland“ de Thomas Pynchon, il constata que le roman était divisé en différentes zones sérielles – il y avait, sans entrer dans les détails de l’oeuvre (on y passerait la journée), des personnages dont l’interaction et l’univers romanesque fonctionnaient selon les lois des sitcoms alors que d’autres personnages étaient soumis aux règles fonctionnelles des soap-opéras ou encore de la série policière.

Dans „Twin Peaks“, les choses se passent de façon un peu similaire: Donna Hayward et James Hurley sont baignés dans l’aura ontologique d’une soap-opéra de lycée (l’on n’a qu’à penser aux drames émotionnels un peu kitsch que le surgissement de Maddy Ferguson suscite dans la relation „teenie“ entre Donna et James) alors que Dale et Harry sont immergés dans le monde d’une série policière – que l’on songe à l’univers presque olfactif du commissariat, gouverné par les effluves de cafés, de donuts et la (gentille, touchante) bêtise d’Andy Brennan et de Lucy Moran. L’on a même, avec les forces surhumaines de Nadine, un personnage importé tout droit des films de super-héros.

Mais, parce que l’univers de „Twin Peaks“ est divisé en zones ontologiques différentes, les personnages subissent les mutations que leurs échanges et interpénétrations appellent: les transformations que vivent les personnages résultent des lieux qu’ils passent et traversent. L’innocente, espiègle, curieuse et loufoque Audrey Horne ne sortira pas indemne de son infiltration comme prostituée dans la maison de passe „One Eyed Jacks“, dont le propriétaire n’est autre que son père, qui, dans une scène presque incestueuse, veut tester la nouvelle recrue.

Pareillement, Donna Hayward, rencontrant l’étrange Harold Smith dans ce qui apparaît comme une nouvelle zone ontologique – ces zones paraissent souvent isolées du reste de la série, ne pouvant être visitées qu’occasionnellement – sortira changée de son incursion dans le monde de Smith.

Enfin, ces métamorphoses, condensations et déplacements peuvent même se manifester dans la fascination de Lynch pour les figures du double (Laura Palmer qui revient sous les traits de Maddy Ferguson, Catherine qui se déguise en Mister Tojamura), montrant que même les enveloppes corporelles peinent à contenir les personnages – et qu’au final, tout n’est que flux et échange de désir. D’où, peut-être, cet étrange ultime épisode dans le monde de la Black Lodge, où les identités et les corps s’échangent sous la tutelle d’un Malin Génie terrifiant.