/ Entre mémoire, vide et silence
Tel le sort émouvant de cette chanteuse, au pas indécis et au regard inquiet, que Hanna Schygulla, dans un dédoublement de personnalité, avance et tourne dans le spot de lumière, ouvrant désespérément les bras et cherchant les mots, en vain. Drapée dans une longue robe noire avec cape, le port altier hiératique, cette diva, apparemment mal à l’aise, cherche sa mère dans le public, tout en échouant dans ses premières paroles de chanson. Déballant alors son sac, elle attend, assise et fumant une cigarette, ce qui pourra bien advenir. Et alors surprise, aux premières notes de piano et de clarinette, les souvenirs et les mots montent à nouveau de leurs ténèbres et mouvances pour lancer son chant et activer son esprit.
Inattendue déroutante entrée en trompe-œil, bousculant et dérangeant visiblement une partie du public trop habitué et abonné aux récitals et spectacles huilés et peaufinés à la lettre, sans le moindre couac ou accroc. C’est que Hanna Schygulla, égérie de Fassbinder et vedette de cinéma internationale, n’ayant plus à prouver la vaste panoplie de son talent, aime sortir des chemins battus et se débarrasser des convenances stéréotypes pour mieux sonder de sa sensibilité d’écorchée vive les douleurs, égarements et naufrages de l’âme humaine.
Enfance et vieillesse
Ainsi, discrètement accompagnée au piano par les gammes nuancées de Stéphan Oliva et inspirée des chuchotements et fantaisies de la clarinette de Jean-Marc Foltz, Hanna Schygulla – le regard doux et le sourire sensuel – part en migration onirique sur les essentiels thèmes de la vie que sont l’enfance, l’amour, la vieillesse, la solitude et la mort. Avec comme scénographie en arrière-fond, un simple significatif rideau de fils prenant successivement les couleurs du feu, de l’eau et de l’univers. D’une écriture critique, surréaliste et abrupte, les chansons existentielles que lui prêtent ses complices Jean-Claude Carrière et Etienne Perruchon, trouveront par la suite une résonance passionnée, révoltée et mélancolique dans l’incisive expression poétique de son enjouée et déterminée voie cristalline.
Et tour à tour, par bribes, la chanteuse en place de nous ouvrir avec son cœur ses secrets et hantises. Les mots revenant avec l’efficacité musicale, elle se souvient des vents froids de son pays natal et de sa famille disparue. Abandonnée, sans abri ni toit, elle se sent entourée et guettée de vautours et de chacals. Regrettant l’amour de l’homme qui l’a quittée, elle titube avec effroi dans les funèbres pas de danse d’un tango de l’au-delà. Complètement désemparée, n’osant imaginer ce qui pourra arriver, elle tend la main pour ne retrouver que la sienne. Belle image forte du désarroi devant le vide béant et l’absurdité glaciale; elle se réfugie en coquille sous le piano, comme dans un aquarium. Dans une suivante chanson pathétique et crispante, l’attendrissante comédienne se sent tellement isolée et absente qu’elle ne cesse d’appeler son propre numéro téléphonique pour écouter sa voix sur répondeur.
Changeant de coiffure plus jeune, Hanna Schygulla clame de façon poignante de n’avoir rien oublié, ni les caresses dans le noir, ni sur son corps les mains de l’homme parti. Aussitôt alarmée, elle se trouve saisie d’hallucinations d’avoir tué quelqu’un, d’être condamnée et exécutée pour passer sur l’autre rive devant le Juge Suprême. Mais qu’est-ce qu’elle aimait cet amant indifférent, au point de lui demander de la harceler et de la tourmenter. Pourquoi se plaindre cependant, voilà que d’un coup tous les mots lui sont revenus. Et elle jubile de pouvoir à nouveau jouer avec les mots en faisant de drôles de combinaisons comme: sucre d’orge devient sucre d’orage, traverser une crise égale traverser une cerise.
Nostalgie
Tout à coup prise par un indicible effroi, elle se planque dans un coin, les yeux immobiles, consternés, levés vers les étoiles. Le silence et la noirceur de l’espace la subjuguent, la terrassent; elle aime avoir vécu, elle voudrait sortir du temps qui passe et vivre ce qu’elle n’a pas encore eu. Serrée d’une nostalgie poignante et vaguant aux sons lancinants plaintifs de la clarinette, la chanteuse prend sinistrement conscience de la fuite du temps et de la fin de la vie. Et toutes ces choses qu’elle aimerait encore vivre!
Exclamant avec des „ et encore, et encore „ ses derniers évanescents regrets, dorénavant impossibles, Hanna Schygulla, déchirante de vérité sensible et vibrante de révolte contenue, s’éclipse progressivement dans la pénombre pour se diluer dans le noir de la scène.
Un spectacle poétique, original d’une dimension philosophique et humaine à fleur de peau, porté avec souveraineté, simplicité et charisme par une irrésistible grande dame.
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