LittératureDeux voix, une femme

Littérature / Deux voix, une femme
L’autrice Nathacha Appanah (C) Francesca Mantovani

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Depuis la mort d’Emmanuel son mari, Tara se laisse submerger par la tristesse et la solitude. Son beau-fils lui rend visite. Frappée par la beauté du jeune homme, Tara est prise d’un trouble soudain.

Elle croyait pourtant l’avoir définitivement oubliée, cette petite fille qui se prénommait Vijaya (Victoire) qui grandit auprès de parents aimants et érudits. Une enfance heureuse où „tout pouvait être possible“, où coulait „une vie délicieuse“, quelque part dans un pays de l’Océan indien.

Mais il ne fait pas bon être différent, tolérant dans un pays en furie. Plus rien n’appartiendra à Vijaya. La vie y sera rude et sans tendresse. Jusqu’à ce qu’Emmanuel, médecin, la sauve d’un tsunami, et qu’elle devienne Tara. A coups de flashback, Tara replonge dans son passé d’enfant puis de „jeune fille gâchée“.

A force d’ellipses narratives, d’une écriture compacte, l’autrice mauricienne Nathacha Appanah tisse un récit soyeux, sensuel. Elle ne raconte pas, elle explique encore moins. Les souvenirs affleurent. Tandis que l’eau suinte, gicle, submerge.

Tageblatt: Tara, Vijaya, „avril“, „chien méchant“, „fille gâchée“… Quelle importance avez-vous voulu accorder à tous ces prénoms?

Nathacha Appanah: Les filles du refuge s’appellent du nom du mois où elles sont arrivées. Plus qu’un prénom, c’est un surnom pour les reconnaître et les enregistrer. Pour moi, l’importance des noms qu’on donne est une manière de démontrer la dépossession totale, complète, entière et constante du personnage. Vijaya a le nom que son père lui a donné et ensuite, celui qu’elle a choisi entre les deux extrémités de sa vie.

Au milieu, pendant toute la partie où elle va vivre ce qu’elle va vivre, elle se voit affublée de noms que les autres lui donnent, lesquels ne sont pas forcément jolis: ils sont liés à une identité bestiale – „chien méchant“ – quand on la réduit à son corps, à une attitude – „fille gâchée“. C’est une façon de montrer la dépossession que le personnage principal subit et ses identités multiples qui sont jetées sur elle sans qu’elle puisse y faire quoi que ce soit mais, au bout du chemin de ces identités successives, elle se les approprie malgré tout.

Que signifie une „fille gâchée“?

Cette expression existe dans tous les pays depuis la nuit des temps. Avoir des relations sexuelles avant un certain âge, s’habiller ou se comporter de telle ou telle manière …., une fille a toujours une ligne à ne pas dépasser quelle que soit sa condition sociale, sa géographie, sa culture, sa religion. Peu de filles aujourd’hui sont éduquées dans la liberté totale. Il existe aussi les „garçons gâchés“. Dans ses chansons, Eddy De Pretto („Kid“, ndlr.) a cette notion ce que doit être ou ne pas être un garçon.

Vijaya, elle, perd tout le monde, elle est prise de chagrin par la perte terrible de ses parents mais elle devient une „fille gâchée“ à partir du moment où elle aime totalement le garçon, avec cette naïveté qui induit la liberté. A un moment, elle dit „Personne ne m’a expliqué quoi que ce soit, personne ne m’a dit comment aimer“. En réalité, cela devient très positif pour elle car elle fait comme elle veut. Elle se donne sa propre éducation. Elle a eu des parents qui lui ont offert une enfance où la liberté était importante. Son père était un intellectuel, sa mère un peu sorcière. Elle savait qu’il y avait des barrières mais de son corps et de son esprit jamais on ne lui a mis des limites et des tabous.

Perdre son corps, c’est aussi perdre son identité?

Oui, absolument. Mais pour moi, elle n’a jamais perdu son corps. Au contraire, s’il y a quelque chose qui lui a toujours appartenu, c’est son corps, même si les autres pensent qu’elle l’a perdu en la lavant, en la frappant, en la mettant accroupie dans un coin, en l’attachant. Les autres pensent maîtriser ce corps qui a tant de liberté mais elle, non. Jamais ils ne pourront toucher ce qui est intact en elle, c’est-à-dire son corps. D’ailleurs, ce livre-là est raconté du point de vue du corps, de la peau. Parce que, en réalité, cela lui reste, cela lui appartient.

La jeune fille évolue dans un pays qui n’est jamais nommé. Pourquoi ce choix?

Parce que, pour moi, ce livre est inspiré de tant de pays et pas seulement le Sri Lanka. Il est inspiré de tous ces refuges où on place les filles dont on ne sait pas quoi en faire. Cela existe en Irlande, au Canada … cela fait quinze ans que je travaille sur ce livre-là et, d’année en année, il s’aiguisait de tout ce que j’entendais, lisais, de mon expérience, également. Le tsunami est un élément important du livre, dans le sens vrai du terme. L’eau est présente dans la première partie puisque la remontée de la mémoire de Tara intervient trois mois après le décès de ses parents mais, surtout, trois semaines après qu’il ait plu sans relâche. Cette notion de l’eau qui remonte lui rappelle la vague.

L’eau est omniprésente …

Dans tous mes livres, j’ai voulu introduire un élément de la nature qui est très présente: une couleuvre, l’eau, le feu. J’aime beaucoup qu’il y ait un personnage impalpable à côté de personnages de chair et d’os, qu’il y ait un élément qu’on ne saisit pas, qui s’insinue, qui s’infuse et, dans ce livre, c’est l’eau. Cet élément est partout, tout le temps, dans toutes ses formes. J’ai aimé travailler l’eau comme je l’ai fait pour tous les personnages du livre.

Tara a volontairement oublié Vijaya. Et, pourtant, ses souvenirs d’enfance remontent. Faut-il mieux se souvenir ou oublier son passé?

C’est important de se souvenir parce que, jamais, cette enfance ne l’a quittée. Elle est la source de sa force et de sa puissance. C’est une femme qui puise vraiment dans cette enfance où elle a eu un enseignement, des valeurs morales, des vertus. Elle a eu la liberté. Cette enfance-là va lui permettre de résister tout le long de sa vie. Donc, il est important pour elle de se souvenir, de rappeler d’où elle vient et qui elle a été. Il faut beaucoup de force à la fois pour oublier et pour se souvenir. Ensuite, ce sont des choix que l’on fait. Pour elle, elle a choisi d’oublier pendant quinze ans. Ce qu’elle a mis de côté ce n’est pas son enfance mais ce qui était terrifiant. Elle a fait le tri.

L’absence de ponctuation, la présentation graphique singulière parsèment votre roman. Quelle est leur pertinence?

L’absence de ponctuation nous empêche de nous arrêter, mais en fait cela nous empêche de respirer comme le personnage. Je voulais vraiment épouser son trouble et la manière dont les pensées et les émotions arrivaient par vagues. Comme si, parfois, elle ne parvenait même pas à empêcher son esprit de rejaillir. Voilà pourquoi je tiens beaucoup à cette absence de ponctuation. J’avais envie d’avoir une présentation graphique différente. Il y a quelque chose qui glisse. Toutes les phrases sont bien rectilignes, bien droites mais à un endroit précis, c’est un jet puissant.

Vous vous emparez une nouvelle fois de la thématique de l’enfermement …

Il y a différents types d’enfermement. Dans ce livre-là, il apparaît dans un lieu, dans un espace clos, dans une cage … L’enfermement, c’est la métaphore de la contrainte, de la restriction, de la manière dont on aimerait nous faire rentrer dans une case, dans une identité et dans une place. S’agissant de Vijaya, on n’arrête pas de lui faire épouser les formes de la vie, du bien, du „comme il faut“. A chaque fois, on voudrait la mouler, la cadenasser, la forger, lui donner une forme qui n’est pas la sienne.

Aux Etats-Unis, le Texas entend rétablir sa loi interdisant la plupart des avortements. Cela vous inspire quoi?

Ce n’est pas une loi contre l’avortement. Il s’agit d’une loi de contournement qui autorise quelqu’un à vous dénoncer, à vous poursuivre en justice s’il vous pense coupable d’avoir été dans un centre d’avortement. Par exemple, si vous emmenez votre fille dans un centre, vous pouvez être poursuivi par quelqu’un. C’est un appel à la délation. C’est aussi la permission donnée à régir nos corps à d’autres que soi-même et à nous condamner, à nous pointer du doigt. Ce qui est terrible, c‘est que à chaque fois qu’il y ait lien avec le soin, quand on a de l’argent, quand on est blanche, quand on est dans un cadre et des réseaux et qu’on veut avorter, on trouve les moyens. Quand on est pauvre, quand on vit dans un lieu où on ne connaît qui que ce soit, quand on n’a pas de médecin, c’est fini. Cette loi est non seulement une loi de contournement et de délation, du contrôle du corps de femmes par autrui, mais c’est aussi une loi discriminatoire. Les autorités texanes ont évité les lois frontales contre l’avortement parce qu’elles savent que cela va provoquer un tollé.

„Rien ne t’appartient“ de Nathacha Appanah, 2020, Editions Gallimard
„Rien ne t’appartient“ de Nathacha Appanah, 2020, Editions Gallimard