Défauts d’existence

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Le retour du roman historique – Désérable entre quête historiographique et éloge de la fiction.

Sélectionné pour le Médicis, le Goncourt, le Femina et le Grand Prix de l’Académie française, „Un certain M. Piekielny“ finit pourtant les mains vides, ne remportant aucun de ces prix. Au-delà de ce constat anecdotique, le roman de Désérable avait pourtant tout pour plaire – et clôt parfaitement le premier volet de nos analyses du contemporain avec une oeuvre qui, partant d’un personnage mineur de l’autobiographie fictionnalisée de Romain Gary, explore le destin de ceux que l’Histoire a oubliés tout en constituant un plaidoyer pour les pouvoirs de l’imagination, que Désérable considère comme un outil d’exploration cognitif indispensable.

„La Seconde Guerre mondiale offre aux fictionneurs un théâtre où les rôles sont déjà écrits et distribués, où la tension dramatique même est installée. Ils n’ont plus qu’à lever le rideau sur ce décor. Car il s’agit bien d’un décor désormais et d’une représentation à quoi nous assistons. Livres et films se multiplient. L’horreur des camps est notre spectacle hebdomadaire. Voilà où Margot va de nos jours verser sa larme. Est-ce cela que nous appelons le devoir de mémoire?“

C’est ce que note, comme d’habitude de façon très juste et quelque peu cynique, Eric Chevillard dans son blog „L’autofictif“ le 30 janvier 2008. Dix ans plus tard, le constat vaut plus que jamais. Nous avons vu, au cours des dernières semaines, que ce „décor“ déjà tout prêt induit parfois les écrivains à s’en servir pour des récits faciles qui, sous couvert du devoir de mémoire, se remplissent les poches de prix et d’argent.

Pour éviter de tomber dans le panneau, François-Henri Désérable choisit de raconter la barbarie nazi en multipliant les angles d’approche, faisant de son roman une (auto)biographie romancée, un hommage à Romain Gary, un éloge des pouvoirs de la fiction et, enfin et surtout, une reconstitution possible d’un destin juif à Vilnius dans les années 40.

L’histoire à travers le prisme de la littérature

Vers la fin de son roman, Désérable évoque comment, à l’âge de 20 ans, il découvrit Les Onze, de Pierre Michon, qui raconte l’histoire de la commande du tableau représentant les Onze, ce comité formant une „cène laïque“, le „Grand Comité de la Grande Terreur“ tel qu’il fut peint par François-Élie Corentin, nous rappelle Pierre Michon. Le texte de Michon éveille des souvenirs qu’a Désérable de ce tableau et, dès le lendemain, le jeune auteur se précipite au Louvre pour revoir l’œuvre dans ses moindres détails. Sauf qu’il n’y est pas, le tableau. Parce qu’il n’a jamais existé, tout comme son peintre n’a jamais vécu. Tout n’était que fiction, leurre, invention.

Cette anecdote condense quelque peu les prémisses de ce bouquin, qui se veut une exploration des pouvoirs (et errances) de la fiction. Arrivant un jour, par un (mal)heureux concours de circonstances, à Vilnius, où notre auteur se fait voler son portefeuille et rate son train, puis finit par hasard devant la maison d’enfance de Romain Gary, où il se rappelle une phrase de „La promesse de l’aube“, ce livre qui, pour lui, marqua sa découverte de (et a le début de sa passion pour) la littérature: „Au nº 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny.“ Nous n’apprenons pas grand-chose sur cette „gentille souris de Wilno“, dans le récit de Gary, si ce n’est que Gary estime qu’elle „a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de Juifs d’Europe“.

Et Désérable de partir, dès lors, de cette prémisse, de ce petit détail, biographique ou fictionnel, on n’en sait rien, pour reconstituer la vie qu’aurait pu mener ce personnage excentrique. Allant à l’encontre du fameux dicton qui veut que l’histoire ne soit jamais qu’écrite par les vainqueurs, Désérable s’intéresse à un personnage qui, au contraire, a glissé à travers les mailles de l’historiographie, un personnage dont on ne sait plus rien, que l’Histoire a comme effacé.

Puisque, comme Désérable le reconstitue avec brio, le sort de la plupart des juifs ayant vécu à l’époque à Vilnius est historiquement retraçable, Désérable constatera qu’il est possible que ce M. Piekielny ne soit même passé par le ghetto juif de Vilnius puisque, parmi ceux qui furent expulsés de chez eux, certains ont immédiatement été emmenés à Ponar, où on les exécutait d’une balle dans la nuque qui les faisait immédiatement basculer dans un „trou circulaire“ servant de fosse commune.

Ce que nous dit Désérable, avec certes parfois un peu trop de pathos, c’est que retracer le destin d’une vie juive à Vilnius (ou un peu partout en Europe) équivaut souvent à retracer l’histoire de son exécution. Feuilletant un guide sur Vilnius, Désérable apprend ainsi, dans ce langage à la sobriété parfois très déplacée propre à de tels textes, que „près de soixante mille Juifs vivaient à Vilnius avant la guerre“, qu’„à la fin, il en restait moins de deux mille“, et qu’ils n’étaient „plus aujourd’hui que mille deux cents“.

Influences de Minuit

Au cours des premières pages, l’on est frappé à quel point Désérable paraît être l’héritier de deux grands auteurs de Minuit, au point que, quand on annonça qu’on pensait à lui donner le Goncourt (et le Médicis, et le Femina), j’en éprouvai même un certain mécontentement: alors, ces jurés allaient maintenant donner un (ou plusieurs) prix à quelqu’un qui copiait (habilement) les tics stylistiques et sémantiques d’un Eric Chevillard et d’un Jean-Philippe Toussaint. Alors, après avoir négligé pendant des années ces deux auteurs-là, on allait récompenser Désérable sans avoir primé des auteurs sans qui Désérable n’écrirait pas comme il écrit?

„Un certain M. Piekielny“ reprend à l’extraordinaire „Dino Egger“ d’Eric Chevillard ses prémisses volontairement absurdes et ironiquement métaphysiques. „Dino Egger“ commence par un narrateur triomphant qui affirme qu’enfin, il lui sera possible de répondre à cette question qui nous taraude et nous persécute une fois qu’elle nous est venue à l’esprit. Enfin, nous confie-t-il, la question de savoir comment serait le monde si un des grands génies ou grands décideurs – Mozart, Newton, Einstein, mais aussi Staline – n’avait pas existé trouve une réponse puisqu’il vient de dénicher Dino Egger. Car Dino Egger n’a pas existé mais, le narrateur en est certain, il aurait changé la face du monde s’il avait connu les joies ou les affres de l’existence. Et Chevillard de dérouler pendant 150 pages jouissives la non-vie d’Egger.

En lisant les passages où Désérable s’imagine les différents destins possibles que Piekielny aurait pu connaître – Désérable se l’imagine en barbier, en homme marié puis retire à chaque fois ces fragments de mondes possibles – l’on se croirait presque (re)plongé dans le roman de Chevillard, sauf que Désérable historicise son enquête et y ajoute, du fait qu’il s’appuie sur l’œuvre de Gary, la possibilité de jeux métafictionnels.

C’est le roman d’un passionné de littérature et, en l’occurrence, c’est un roman qui s’intéresse, au-delà des traumatismes historiques du 20e siècle, à quelque chose comme les pouvoirs de la littérature, ses possibilités de transcendance, ses jeux avec la réalité – souvent, on ne peut y séparer la part du fictionnel de réel, Désérable montrant comment les deux se chevauchent et s’entremêlent, et que la reconstitution de la réalité a bien souvent besoin des béquilles de la fiction afin qu’on puisse s’imaginer, spéculer, faire des inférences ou simplement comprendre ce qui a dû se passer.

Récit initiatique, autobiographie déguisée, biographie romancée, quête historique, oeuvre qui a le „roman sur rien“ flaubertien comme ligne d’horizon, hommage indirect aux Editions de Minuit, investigation des pouvoirs et limites du littéraire: „Un certain M. Piekielny“ est tout cela à la fois et, à cause de cette volonté de tout faire et de tout dire, ne va jamais jusqu’au bout de ses multiples aspirations (surtout, certaines anecdotes biographiques sur Romain Gary ou sur Balzac notamment sont déjà bien connues par ceux qui s’intéressent à la littérature française).

Pareil pour le style, où Désérable est au mieux de sa forme quand il pastiche Chevillard et Toussaint, dont on retrouve un peu partout le laconisme et l’humour – p.ex. ici: „Et vous avez du Wifi? Oui, fit la serveuse, et elle me tendit un bout de papier sur lequel, en caractères minuscules, était écrit le mot de passe (X-fh3_pH-38, ça ne s’oublie pas“). Parfois, quand le sérieux doit l’emporter, il rate le ton ou tombe dans le pathos. Parfois encore, les différentes tonalités et influences se mordent, confirmant que c’est en quelque sorte un roman écrit sous tutelle.