Rentrée littéraireDe l’inquiétude

Rentrée littéraire / De l’inquiétude
L’écrivain belge Jean-Philippe Toussaint

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Alors que „La clé USB“ avait tout du pastiche de roman d’espionnage tel que Jean Echenoz l’a perfectionné, ce deuxième volume du nouveau cycle romanesque de Jean-Philippe Toussaint est une exploration de la mortalité et de la séparation amoureuse, qui cache de façon touchante sa noirceur foncière derrière le maniérisme laconique typique à l’auteur.

À la toute fin de „La clé USB“, Jean Detrez avoue avoir toujours eu de la difficulté à exprimer ses émotions. Avant ce constat limpide, le lecteur venait de suivre le narrateur dans les dédales d’une intrigue de cyber-espionnage aux mille circonvolutions fumeuses, un air de paranoïa nappant ce monde fictionnel qui, vers sa fin, se dissipait presque entièrement pour laisser place à un revirement plus personnel: toute l’inquiétude diffuse que le narrateur avait éprouvée au long du roman avait eu pour objet véritable la crainte pour la vie d’un père agonisant.

Alors que „La clé USB“ se focalisait sur la vie professionnelle de Jean Detrez, un fonctionnaire à la Commission européenne, où il s’occupe de prospective, „Les émotions“ ont pour sujet sa vie privée, émotionnelle, du narrateur-fonctionnaire. Or, il y a une „différence abyssale entre l’avenir public et l’avenir privé“. Là où la prospective relève de la science et permet d’anticiper „les grandes évolutions à venir“, „la volonté, ou le fantasme, de connaître son propre avenir relève du spiritisme ou de la voyance“.

Procédant par petites touches et racontant la vie émotionnelle de son narrateur de façon apparemment décousue, comme si le livre, sorte de face B intime d’une face A plus spectaculaire, se contentait d’explorer les dessous du roman précédent, „Les émotions“ commence un peu avant les événements de „La clé USB“, puis reprend à sa fin, avançant entre analepses et prolepses pour compléter le regard qu’on porte sur Detrez, qui nous apparaît sous un jour plus séducteur, plus fragile, plus humain aussi.

Évidemment, l’intime et le politique sont à jamais enchevêtrés, et si Toussaint feint de séparer ses deux romans en les partageant entre le public et l’intime, s’il fait mine de diviser le réel entre calcul de la vie politique et imprévisibilité de la vie intérieure, l’écrivain belge joue sur ces prémices dichotomiques en faisant débuter son roman le 23 juin 2016, jour de l’annonce du Brexit.

Le roman commence ainsi avec un événement politique qui ébranle toutes les certitudes liées à ses croyances en la stabilité et les mérites de l’Union européenne, héritées de son père, et à son métier – des collègues travaillant dans la prospective avaient prévu le Brexit sans avoir pu y changer quoi que ce soit. C’est le constat douloureux que fait Detrez après une retraite entre experts en prospective: „Même si les participants avaient des discours très cohérents et très construits, qu’on sentait de la finesse et souvent des intuitions subtiles, c’était quand même finalement basé sur du vent. Car, en vérité, nous ne disposions d’aucun des événements réels d’appréciation pour juger des questions qui nous étaient soumises, et, quand bien même aurions-nous eu toutes les informations disponibles, nos choix, les décisions qu’on aurait pu suggérer, n’avaient et n’auraient jamais eu aucune prise sur le réel.“

Ce chamboulement professionnel – Detrez se rend compte que son métier est fondamentalement inutile – précède pour ainsi dire un ébranlement intime, le narrateur constatant que nous ne maîtrisons jamais rien, ce que les épisodes fragmentés du roman confirmeront preuve à l’appui: alors qu’il tombe sous le charme, lors de cette retraite anglaise entre prospectivistes, de l’énigmatique Enid Eelmaë, ce sera en compagnie d’une toute autre femme qu’il finira dans une chambre d’hôtel, dont le souvenir ne surgit qu’au détour d’une photo „compromettante“ trouvée dans son téléphone.

Ébranlements en série

Alors que le roman s’achève avec un autre ébranlement international – la crise d’aviation déclenchée par l’éruption du volcan islandais Eyjafjöll –, c’est lors de sa deuxième partie que l’on touchera au noyau émotionnel du récit, Detrez y évoquant la mort et l’enterrement de son père et la rupture avec Diane, sa partenaire.

C’est au cours de cette partie que Toussaint écrira les pages les plus émouvantes du roman, recourant au processus de la condensation pour juxtaposer l’image d’un père en pleine forme, décrivant la gêne légère que Detrez éprouve à la vue de ce père au sommet de sa gloire, un rien coquet, imbu de lui-même, et celle, des années plus tard, du même homme face à la maladie, répétant ce processus quand il se remémore la dernière nuit d’amour avec Diane, où il en reste très peu, d’amour (il lui balancera qu’elle ne „sait pas y faire“, elle lui révélera qu’elle ne „l’aime pas“), la comparant à sa première rencontre avec cette femme élégante jolie, qui s’y connaît en vins, et qui l’invitera d’emblée dans son appartement, où elle l’invite à prendre un bain avec elle, Detrez se demandant si „par courtoisie, c’était mieux que je bande ou pas“, optant, „si tant est qu’on puisse régler son érection comme on règle le thermostat d’un robinet d’eau chaude – pour une érection médiane, ni l’érection triomphale, qui eût pu sembler prématurée, ni l’impavidité totale de la bite flasque, qui eût pu être prise pour un manque d’intérêt à son égard“.

Le lecteur en apprend très peu sur ce qui se passe entre la première rencontre et les derniers soubresauts de la relation, et la force émotionnelle de cette ellipse est flagrante, le lecteur ressentant dans ce vide du non-dit tout ce qu’il y a de douleur, de déception et de tristesse dans une relation qui bat de l’aile, ce raccourci prenant une ampleur émotionnelle qui inspire à Toussaint des pages à la fois belles, drôles et poignantes.

Comme toujours chez Toussaint, ses fictions sont aussi de petites machines à penser, qui explorent les dessous d’un problème philosophique, le toisant, le contemplant comme cette olive que le narrateur de „L’appareil-photo“ taquinait de son petit bâtonnet, disant vouloir épuiser l’olive avant de s’en saisir, de la prendre au dépourvu.

Car toute la poétique de Jean-Philippe Toussaint consiste à prendre au dépourvu le réel, à le saisir par cette longue phrase à la fois laconique et drôle, construite avec soin, qui souvent a l’air de digresser avant de plonger dans le vif du sujet. Et le sujet, pour ce deuxième roman du nouveau cycle romanesque, ça n’est rien de moins que le sexe et la mort, ce nouveau cycle romanesque tournoyant autour de l’inquiétude – cette inquiétude que nous ressentons tous quand nous réalisons que nous ne maîtrisons rien, que tout nous échappe, que nous n’avons aucune prise sur le réel, qui continue son bonhomme de chemin en se foutant comme une guigne de ce que nous essayons de lui faire subir – le philosophe français Clément Rosset, qui aurait aimé ce roman, a écrit de belles pages définitives sur le sujet tout au long de son œuvre. Car comme l’écrit Detrez, „si le pessimisme est une attitude face à la vie, l’inquiétude a partie liée avec la mort“.

Dans son traitement du fonctionnement de la mémoire, de l’imprécision et l’emboîtement de nos souvenirs, Toussaint se rapproche de plus en plus du nobelisé Kazuo Ishiguro (qui est lui-même un adepte de Proust): tout au long du récit, le narrateur superpose des couches de souvenirs, de sorte qu’on revient souvent à la situation initiale, d’où le narrateur était parti pour une digression mnésique alors même qu’on avait oublié qu’on avait laissé là le personnage. C’est là un dispositif exploré dans „Made in China“, où Toussaint évoquait le pouvoir de la fiction à nous transporter loin – loin de notre situation dans laquelle se trouvent l’auteur et le lecteur, mais aussi loin d’une situation d’énonciation première.

De sorte que le constat final du roman, c’est que nous n’avons aucune emprise sur le réel politique, gouverné par l’irrationalité des acteurs politiques, aucune emprise sur nos vies intimes, régies par l’irrationalité de nos proches, et aucune emprise sur nos propres vies, déformées par des souvenirs de moins en moins précis. Aucune emprise – abstraction faite de l’écriture.

„Les émotions“, de Jean-Philippe Toussaint, Les Éditions de Minuit, 2020, 238 pages