FilmCellules chimériques: „Saint Omer“ d’Alice Diop

Film / Cellules chimériques: „Saint Omer“ d’Alice Diop
Guslagie Malangi joue l’impassible Laurence Coly, contrepartie fictionnelle de Fabienne Kabou, accusée d’avoir tué son enfant de 15 mois  Photo: Laurent Le Crabe

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Coécrit par Marie Ndiaye et Amrita David, réalisé avec un sens de la suggestion rare, „Saint Omer“ est un film à la poésie méticuleuse sur un fait divers horrible qu’il cherche moins à élucider qu’à entourer d’hypothèses, de mettre en scène dans son opacité même tout en multipliant les couches de sens.

Il est curieux comment un simple mot peut déterminer du sort et de l’existence d’un projet. Dans un entretien avec Libération, Alice Diop dit que son étrange obsession pour ce fait divers horrible qui est au centre de son film, à savoir le meurtre énigmatique, inexpliqué et inexplicable, d’une jeune enfant de 15 mois par sa mère, a commencé avec un article de la chroniqueuse au Monde Pascale Robert-Diard, qui vient elle-même de signer „La petite menteuse“, un premier roman se déroulant lui aussi lors d’un procès juridique, finaliste de bien des prix littéraires et qu’on avait recensé il y a quelques semaines.

Dans cet article, la journaliste-romancière écrivait que la Sénégalaise Fabienne Kabou, devenue Laurence Coly (Guslagie Malangi) dans sa contrepartie fictionnelle chez Alice Diop, avait „déposé“ son enfant sur la plage, qui avait ensuite été emporté par les vagues avant de se noyer. Robert-Diard regretta ensuite ne pas avoir écrit „noyé“ – et Alice Diop précisa dans cet entretien que, si la chroniqueuse avait bel et bien écrit „noyé“, il n’y aurait pas eu de film, tant il y a un clivage entre les deux verbes: le premier laisse une part de mystère, d’opacité, de non-dit là où le deuxième, non retenu sur ce que le linguiste Roman Jakobson appelle l’axe paradigmatique du langage (celui où on choisit donc un mot au détriment d’un autre), condamne, juge, fixe, élucide. Et c’est bel et bien dans l’interstice, dans cette ellipse entre les deux verbes, que se crée ce film, que se jouent ses enjeux, qu’il explore sans le résoudre l’incompréhensible acte de cette femme.

Commençant par ce qui paraît d’abord un hors-sujet ou une simple façon de camper son personnage principal, qui sera le médiateur entre le spectateur et l’accusée, „Saint Omer“ s’ouvre, après une séquence onirique, sur un amphithéâtre, où Rama (Kayije Kagami), enseignante de littérature, romancière et alter ego d’Alice Diop, qui a elle-même suivi le procès, discourt sur Marguerite Duras. Montrant en arrière-plan des images de femmes tondues à la Libération, dont Duras écrit qu’on devrait parvenir à en faire des „sujets en état de grâce“, Diop annonce avec subtilité l’un des sujets du film, à savoir le sort que réserve souvent l’opinion publique aux femmes coupables.

On se retrouve ensuite dans le huis clos étouffant d’une salle d’audience, qu’on ne quittera plus guère, et où se déroulera, sans que le film ne recoure à des analepses lors desquelles la réalisatrice aurait pu frôler le sensationnaliste ou le sordide, un procès au cours duquel on assistera à la reconstruction lente et méticuleuse non seulement du crime, mais aussi de la vie de cette femme effacée, condamnée à vivre dans l’ombre, qui prétendait, un peu comme Jean-Claude Romand à l’époque, procès et vie dont Emmanuel Carrère avait tiré le terrible „L’Adversaire“, avoir un grade universitaire qu’il s’avérera qu’elle n’a pas.

De l’opacité fondamentale des autres

Prenant son temps, allant de la sélection des jurés, dont les deux premiers seront récusés, aux interrogatoires croisés des témoins et de l’accusée, démontant aussi les mécanismes et préjugés racistes qui ont fait que tous s’étonnèrent de l’éloquence de l’accusée, commentaire que personne n’aurait fait s’il se fût agi d’une bourgeoise parisienne blanche et qui renvoient à l’interrogation tout aussi réelle d’une journaliste qui voulait savoir d’Alice Diop si elle assistait au procès parce qu’elle faisait partie de la famille, le film décortique le sort de cette femme qui se prit un amant âgé, dépassé par les événements, qui sembla avoir eu honte d’elle, de cette femme dont la mère-poule sévère dit l’avoir appelée tous les jours sans pourtant rien apprendre de sa vie, de cette femme qui ne s’explique pas son acte et qui prétend qu’il y a de la sorcellerie dans l’affaire, de cette femme qui suscite à la fois l’ire d’un des avocats, qui ne croit pas un mot d’un discours qu’il dit manipulateur et mensonger, et la tendresse de celle qui la défend et qui parvient à émouvoir toute l’assistance lors d’un plaidoyer en forme de monologue final, où elle inscrit cette affaire dans la part d’effroi et d’insécurité qu’il y a à devenir mère, mais aussi dans cette lignée qui s’établit entre une mère et son enfant, même mort, dont les cellules dites chimériques s’inscrivent dans le corps de celle qui donne vie.

Dans l’écriture, on reconnaît entre mille le style de Marie Ndiaye, dont Alice Diop reprend l’un des sujets principaux: sa façon de montrer l’opacité fondamentale des autres, notre incapacité à les comprendre, à les saisir au-delà de nos projections empathiques et souvent trompeuses. Si Marie Ndiaye réussit à ce faire de par son style ciselé, ses ellipses intelligentes et sa façon par moments proustienne de suggérer plutôt que d’affirmer – son récent „La vengeance m’appartient“, une fiction portant sur un triple infanticide en porte les traces –, Alice Diop trouve un équivalent filmique de ce procédé dans ses innombrables hors-champs.

Ainsi, souvent, la voix qu’on entend ne colle pas au visage filmé en close-up, visage impassible sur lequel la réalisatrice guette alors une émotion, une réaction à ce que le personnage hors-champ, qu’il s’agisse de la juge, de l’accusée ou de l’un des avocats, vient de dire. Un dispositif qui, en fin de compte, fonctionne à merveille, grâce notamment au jeu excellent de l’ensemble des acteurs, avec une mention spéciale pour les deux actrices principales.

Dans ce jeu de regards croisés, échangés, surgira un demi-sourire énigmatique, peut-être rêvé, en tout cas dans une scène qui paraît un peu irréelle, qui suggère sans l’expliquer l’identification de Rama avec Laurence et qui renvoie à l’identification étrange de la cinéaste avec son sujet, sujet qu’avait là encore exploré Emmanuel Carrère dans son „Adversaire“.

On repense, après ce film qui évite tout sensationnalisme et tout pathos (raison pour laquelle son monologue final émeut autant), à l’essai „Œdipe n’est pas coupable“ de Pierre Bayard, où celui-ci, démontant comme il sait si bien le faire, l’intrigue de la pièce de Sophocle, démontre l’innocence d’Œdipe, réhabilitant non seulement un des grands coupables de la mythologie qui fonde notre civilisation occidentale, mais déconstruisant aussi la psychanalyse freudienne, qui veut poser le parricide comme l’un des socles psychiques de notre société, pour montrer à quel point ce serait plutôt l’infanticide, ce grand tabou à la fois plus présent dans la mythologie grecque et dans les pages des faits divers de nos quotidiens, qui serait un des non-dits qui, malheureusement, traversent nos expériences et existences collectives – un tabou que ce film aborde tout en lui laissant sa part d’inconnu et d’incompréhension.