Badiner avec la débauche

Badiner avec la débauche

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Grande affluence de jeunes, l’autre soir, au théâtre. A l’affiche, non seulement une œuvre classique à étudier dans le programme scolaire, mais au centre de l’intérêt les aspirations, doutes et crises, souffrances et décisions d’un jeune homme, Lorenzaccio, coincé entre le rassurant cocon familial et un attractif environnement social ouvert à toutes les libertés et...

Tout comme Musset prêtait à son personnage, relevant de la Renaissance, plusieurs de ses tendances et hantises profondes, un jeune d’aujourd’hui peut reconnaître ou identifier dans le personnage de Lorenzaccio ses propres joies, fautes, excès, douleurs et désespoirs.
Rappelons qu’Alfred de Musset (1810-1857) a achevé, au lendemain de la crise sentimentale avec George Sand, ce drame en prose, „Lorenzaccio“ (1835), dont le sujet, tiré des chroniques florentines de Varchi, avait déjà inspiré sa maîtresse. Cette œuvre, au puissant et ardent souffle shakespearien, faisant partie de son théâtre à lire en fauteuil, ne connut la première représentation qu’en 1896 au Théâtre de la Renaissance de Paris. Et il fallait attendre 1952 avec la fougue et le charisme de Gérard Philippe au TNP pour rendre à ce flamboyant drame romantique un nouvel impact et croissant succès populaire. Car les questions soulevées par la pièce de Musset, à savoir quel sens donner à sa vie et comment changer le monde, restent d’une persistante actualité brûlante.
Yves Beaumesne, en régisseur averti et méticuleux, tient parfaitement compte de la modernité et pérennité du „Lorenzaccio“ en présentant une scène dégagée de tout superflu, plongée dans une pénombre un peu secrète et menaçante que coupent sur le fond les plis relevés d’une banale tente. A tour de rôle, les interprètes s’avancent dans la lumière en habits et robes tenant de la Renaissance, de la Restauration et de notre époque. Ne disposant pas des figures nécessaires pour représenter à la fois le peuple, les nobles et le clergé sur scène, Beaumesne a eu l’ingénieuse idée de faire flanquer les principaux personnages par des poupées pantomimes de dimension humaine, auxquelles de discrets capucins insufflent voix et un semblant de vie.

L’assassinat du tyran

Au lieu de gêner, ces poupées, judicieusement placées et activées, fournissent de façon étonnante le cadre social atmosphérique pour animer la pièce. D’une assez longue durée de deux heures et demie, cette histoire de despotisme et de soumission, de crime et de débauche ne lasse à aucun moment, au contraire, elle fascine – et par le sujet passionné et passionnant, et par l’éblouissante formidable prestation des acteurs.
Florence vit sous l’impitoyable terreur et violence du duc Alexandre de Médicis, mis sur le trône par l’empereur allemand Charles-Quint et le pape de Rome. Seules quelques grandes familles républicaines, comme les Strozzi, et une partie du peuple ose s’opposer et revendiquer le changement. Lorenzaccio, cousin d’Alexandre, tout en partageant l’intimité et la vie de débauche du tyran, voudrait se débarrasser de son hideux masque de libertin et violeur, en assassinant le tyran et libérant Florence du joug. Le meurtre ayant réussi, les Républicains florentins continuent néanmoins d’éviter Lorenzaccio, parce que la marque du vice reste collée à sa figure. Aussi, par l’entremise du cardinal Cibo, un nouveau despote successeur, pareil au premier, ne tardera-t-il pas de reprendre en deus ex machina les rênes du pouvoir absolu.
Thomas Condemine apporte au spectacle la gueule avenante, nullement antipathique d’un jeune souverain intéressé par tout et toujours à l’affût et au qui-vive, traînant autour de lui l’odeur de la dépravation, de l’intrigue et de la mort. Agglutiné à lui comme une limace, Mathieu Genet – une vraie découverte – incarne un Lorenzaccio servilement disposé à satisfaire toutes les extravagances et lubies imaginées par son maître. Tour à tour bouffon, entremetteur et mignon à tout usage, ce Lorenzaccio, dans l’interprétation échevelée de Genet – pareil à un mustang se cabrant et piaffant avec sauvagerie – est impressionnant d’impétuosité et de panache. A l’heure de l’aiguë prise de conscience d’un Lorenzaccio repenti, à la recherche de l’échappatoire à sa maudite destinée, le comédien apparaît particulièrement émouvant et dramatique, notamment dans ses éprouvants monologues tragiques.

Une distribution parfaite

En contrebalance à ces deux caractères exaltés extrêmes, Jean-Claude Jay incorpore, en Philippe Strozzi, un vieux sage bien déterminé, fin stratège et calculateur, gardant le sang froid et la rancune chaude. Par contre, écumant de rage et de haine, Pierre Strozzi, le fils (Simon Drahonnet) fait irruption sur scène comme un coup de tempête rasant tout sur son passage.
Philippe Faure promenait avec autorité et machiavélisme la figure hiératique d’un cardinal Cibo, jésuite jusque dans ses ongles et toujours avide à tirer les ficelles. Toute la distribution étant au niveau de la parfaite réussite, retenons encore pour les rôles féminins, plus courts, mais guère moins pertinents: Océane Mozas en belle et impliable marquise Cibo, Elsa Chausson en obéissante et timide cousine ainsi qu’Evelyne Istria campant avec humilité fataliste et douleur retenue la malheureuse mère de Lorenzaccio.
Sur un rythme soutenu rapide, une suite variée de scènes expressives, caractérisant parfaitement les personnages dans toutes leurs facettes et motivations, traçaient avec virulence un tableau noir accusateur, non seulement du despotisme florentin mais de toutes les dictatures anciennes ou actuelles dans le monde.