Léon Spilliaert au Musée d’OrsayA la lisière du monde

Léon Spilliaert au Musée d’Orsay / A la lisière du monde
Léon Spilliaert(1881-1946) – Autoportrait 1907 – Lavis d’encre de Chine, pinceau, crayon de couleur et aquarelle sur papier 52,7 x 37,8 cm, Etats-Unis, New York (NY), The Metropolitan Museum of Art ©The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / imageof the MMA

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Cette exposition se concentre sur les premières décennies de création de Léon Spilliaert, de 1900 à 1919, années du trouble métaphysique, essence même de son œuvre. D’un dépouillement et d’une solitude extrêmes, elles sont des énigmes irrésolues. Le regard scrute l’abîme, pare de mélancolie les silhouettes, redonne au monde son architecture principale, une ossature qui résiste au temps.

Né à Ostende en 1881, disparu à Bruxelles en 1946, Léon Spilliaert fera de sa ville natale et de la mer ses compagnes existentielles. La mer pour ses masses opaques, la ville pour ses lumières dans les ténèbres, arêtes et saillies comme autant de lignes qui structurent la vision, comme autant de parapets contre le vertige. Et parfois des ondulations comme autant d’envahissements, par aplats, de la surface, comme des tentatives d’enveloppements de la silhouette qui se tient debout, de dos, surtout des personnages féminins, contre le parapet du monde. Silhouettes perdues dans la mélancolie, anonymes.

Et lorsqu’ils nous font face, les yeux exorbités, le visage long, comme coiffés de ténèbres, ces êtres sont dans la stridence d’un cri. Un cri muet qui envahit et fait vibrer l’espace, un espace délicat, tout en subtilité, où la lumière est souvent laiteuse, opaque, figée, la nuit, dans un halo brumeux. Cette stridence n’est pas sans rappeler l’univers d’Edvard Munch. Parfois les décors sont vides, et toujours ces lumières opaques et blanchâtres qui passent à travers les serres et les fenêtres nous rappellent la difficulté d’être.

Le moindre tressaillement

Autodidacte, influencé par le symbolisme et l’expressionnisme, Léon Spilliaert s’en éloigne pour des œuvres radicales. La rencontre avec le libraire bruxellois Edmon Deman sera déterminante. Il se forme là, dans ses collections. L’époque est aux illustrations de poésie par des œuvres qui ne paraphrasent pas le texte, mais saisissent l’atmosphère, comme un écart nécessaire, celui d’une rencontre sensible entre deux univers, pictural et littéraire.

Léon Spilliaert fera une autre rencontre déterminante, celle d’Emile Verhaeren, avec qui il se liera d’une amitié profonde. Il illustrera également l’œuvre de Maeterlinck, figure de proue du théâtre symboliste. Les affinités sont réelles, sans qu’il le rencontre. „Des ténèbres épaisses comme une pâte empoisonnée“ écrit Maeterlinck dans „Pelléas et Mélisande“, en 1892. De ces ténèbres auxquelles Spilliaert se confronte sans cesse. Il se nourrit également des œuvres de Lautréamont, Nietzsche, Poe. Spilliaert semble enregistrer le moindre tressaillement de l’âme, qu’il projette sur une ville brumeuse, solitaire, romantique à souhait, déserte, comme engluée dans le fantastique du quotidien.

Ostende l’imprègne, il s’agit pour lui d’en restituer l’essence, la perception comme hallucinée d’un être qui s’y promène, y trimballant ses doutes. Et les architectures qu’il dégage, les halos de lumières, la netteté des bâtiments, sont des dialogues avec l’intemporel, la fixation d’un instant vécu comme un vertige. Nous voyons la ville comme jamais, dans l’hallucination d’un esprit et d’une sensibilité à vif, qui s’accrochent à ce qui saille, ce qui luit, comme pour y prendre appui. Ces lumières, ces lignes, ces courbes, par leur pureté, sont des points fixes où s’amarrer dans l’attente. Et ce n’est pas un hasard s’il représente des femmes de pêcheurs, tendues vers le large, espérant le retour de leurs époux, sans savoir s’ils reviendront ou non. L’inquiétude pare ces instants de dignité, le regard trouve dans les silhouettes un apaisement paradoxal, nous sommes alors tous au bord du monde, un monde silencieux, qui nous rend à l’essentiel, à notre condition, dans le plus grand des dépouillements.

Une horloge sans aiguilles

Les autoportraits de Spilliaert sont des moments remarquables d’introspection, de plongée comme jamais dans l’effroi. Jouant de la lumière pour faire jaillir arêtes et méplats du visage, celui-ci parfois cadré de très près, il nous offre un temps exorbité à travers un œil comme excavé à force d’être dilaté, blanchi par une contemplation impossible à retranscrire. Parfois les autoportraits s’inscrivent dans un plan plus large, qui permet à l’artiste de donner l’environnement de la maison familiale. Un environnement qui apparaît comme hanté.

Dans „Autoportrait au miroir“ (1908, lavis d’encre de Chine, pinceau, aquarelle et crayon de couleur sur papier), Spilliaert s’y présente en premier plan, l’œil dilaté, la bouche ouverte, comme déjà pris par la mort. Derrière, un miroir semble le happer, une horloge sans aiguilles fige le temps. Comme dans un cauchemar, l’artiste semble pris par l’extrême conscience de sa finitude. Un peu plus tôt, pour l’Autoportrait de 1907 (lavis d’encre de Chine, pinceau, crayon de couleur et aquarelle sur papier), malgré la couleur et la façon plus stable de poser, de face, le visage est spectral, et les vêtements accrochés aux patères semblent des dépouilles, des fantômes.

Phare sur la digue 1908 – Lavis d’encre de Chine, pinceau, poudre d’argent et crayon de couleur sur papier – 64 x 48,6 cm Collection privée
Phare sur la digue 1908 – Lavis d’encre de Chine, pinceau, poudre d’argent et crayon de couleur sur papier – 64 x 48,6 cm Collection privée © droits réservés

Lorsque la couleur apparaît, c’est encore pour souligner la solitude par des formes évanescentes, qui filent sous la lumière, opposant leur masse sombre. Le carnaval se prête bien à ces visions insaisissables, à ce jeu de cache-cache. Mer, paysages, êtres à l’apparition furtive, dont les silhouettes impriment la rétine, sont sources de contemplation, de méditation. Et la mer dans ses dégradés de bleu est une masse qui se suffit à elle-même, aux courbes qui opposent à la condition humaine leur éternité.

Léon Spilliaert trouvera enfin l’apaisement en épousant Rachel Vergison, en 1916. Fuyant la guerre, ils s’installeront à Bruxelles, où ils auront une fille, Madeleine, en 1917. Lorsque Spilliaert n’est pas à Ostende, il trouve dans les forêts aux alentours de Bruxelles, dans l’élancement des arbres, source d’inspiration. Il reviendra souvent à la thématique de la forêt ou de l’arbre, comme un processus naturel dans son cheminement personnel. Et effectivement, là aussi, les arbres se parent d’un profond mystère.

Info

Musée d’Orsay, 62, rue de Lille, 75007 Paris, www.musee-orsay.fr