A chacun sa vérité: „Vêtir ceux qui sont nus“ de Luigi Pirandello

A chacun sa vérité: „Vêtir ceux qui sont nus“ de Luigi Pirandello

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Oscillant entre tragédie et comédie, „Vêtir ceux qui sont nus“ (1922) du dramaturge d’origine sicilienne Luigi Pirandello est une farce transcendantale portant sur la vérité du malheur, sur le mensonge et l’image de soi.

De Frank Colotte

Philosophique autant que mélodramatique, cette pièce se fait le récit du drame de l’inconsistance d’Ersilia Drei, une jeune femme tourmentée au parcours chaotique et mensonger, métaphorisant le binôme „nudité-nullité“. Le chef-d’œuvre pirandellien, en faisant de la nudité de la vie la traduction d’un nouveau regard existentiel, trouve en la mise en scène de Charles Tordjman – dont la première eut lieu le 9 mai au Théâtre des Capucins, ainsi qu’en le jeu enlevé des comédiens un écrin esthétiquement et dramatiquement idoine.

Un décor sobre et dépouillé. Deux pans de mur symbolisant l’avers et le revers (d’une personnalité tiraillée entre l’être et le néant? La douloureuse dualité d’une conscience imaginante?). Une musique aux accents de mystère et au goût de labyrinthe. Une porte magistrale évoquant une idée de passage ou de barrage, d’ouverture ou de fermeture. Le ton pirandellien est donné et symbolisé. Dans cette pièce, tout est pour ainsi dire joué avant le lever du rideau: des marionnettes métaphysiques vont s’agiter devant les spectateurs (venus nombreux) d’afin d’exposer et de (faire) comprendre, entre cris et convulsions, larmes et angoisse, les funestes événements qui ont précédé l’entrée sur scène.

Simplicité intrigante

La trame, articulée en trois actes, de „Vêtir ceux qui sont nus“ („Vestire gli ignudi“) est, en apparence, d’une simplicité intrigante: Ersilia Drei (incarnée par une Eugénie Anselin tantôt astrale, tantôt crépusculaire – et qui confirme son statut de force montante de la scène luxembourgeoise), qui „n’a guère plus de vingt ans“, est recueillie dans son meublé (appartement loué chez la prude et chicaneuse Madame Onoria – Elsa Rauchs – employant la jeune Emma alias Pauline Masson) par l’écrivain Ludovico Nota (Olivier Cruveiller), „un bel homme, qui a de la prestance, bien qu’il ait dépassé la cinquantaine“, et qui ne manque ni d’humour ni de philosophie.

La confiance d’Ersilia a par ailleurs été abusée par le peu scrupuleux journaliste Alfredo Cantavalle (Luc Schiltz) à qui elle a raconté son drame personnel: nurse de condition modeste, chassée de la maison de ses maîtres à Smyrne après l’accident mortel de la petite Mimmetta qu’elle gardait – fille du Consul Grotti (Philippe Crubézy) tombée de la terrasse du consulat, puis abandonnée par son fiancé – veule et mesquin – ex-lieutenant de vaisseau Franco Laspiga (Jérôme Varanfrain), elle revient à Rome, désemparée, tente de se suicider. Or, les choses se sont-elles vraiment passées ainsi? La vérité des événements n’a-t-elle subi quelques accommodements? Peut-on, de façon générale, faire face au destin sans s’inventer une image plus propre de soi?

Amour oblatif

Quoi qu’il en soit, le public épouse le vertige croissant de cette femme craignant de n’être personne au milieu des fictions médiatiques ou littéraires qu’elle suscite, notamment dans deux scènes cruciales qui sont à la fois un creuset situationnel et un tremplin émotionnel. Dans la scène agonistique opposant le consul Grotti (Philippe Crubézy, magistral dans l’incarnation d’un homme brisé par l‘égarement amoureux) à Ersilia, les emportements pleuvent, les coups se prennent et se rendent. La scène finale, glaçante et sacrificielle, ultime étape d’un amour oblatif, permet notamment de comprendre que la jeune comédienne Eugénie Anselin sait composer avec brio dans tous les registres. A l’instar de Cyrano, elle donne du panache à Ersilia Drei, même face à la mort.

Au final, on adhère au projet stimulant de Tordjman, à l’atmosphère délicieusement étouffante qu’il crée ainsi qu’à l’interprétation des rôles que les comédiens portent avec une profondeur finement ciselée.

La création fait comprendre pourquoi l’auteur italien ne peut s’empêcher de scruter le chaos intime des êtres réels derrière les belles images auxquelles chacun voudrait ressembler. Comme Pirandello, Tordjman fait impitoyablement tomber les masques tout en sachant que la nudité ne donnera pas accès à la vérité.