La „public history“Une nouvelle science participative

La „public history“ / Une nouvelle science participative
La „Schueberfouer“ éclatée dans toute la ville, une conséquence de la pandémie

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Faire de l’histoire pour et avec le public, loin de la figure autoritaire du mandarin, telle est la mission de la „public history“ en plein déploiement au Luxembourg.

Après s’être éloignée d’une histoire des grands hommes par l’histoire sociale, avoir fait son sujet de la vie des personnes humbles à travers la micro-histoire, puis avoir produit et exploité des sources de première main à travers l’histoire orale, la discipline historique, en devenant publique, pousse encore un peu plus loin la remise en question des sources et de l’écriture de l’histoire. 

La démarche, au sens strict est à vrai dire déjà ancienne. „L’histoire est née publique. Les historiens au XIXe siècle avaient un rôle public“, rappelle Thomas Cauvin, fraîchement nommé assistant professeur à l’Université du Luxembourg et spécialiste du genre. Mais, c’est dans les années 70, que l’histoire publique s’émancipe et devient un champ autonome de la discipline. Le phénomène est né d’abord dans les pays anglo-saxons,  avant que l’Europe ne s’y mette au début du XXIe siècle. Aujourd’hui, la „public history“ est particulièrement dynamique en Italie, en Espagne, en France, mais aussi au Luxembourg. Le Centre for Contemporary and Digital History (C2DH,) de l’Université du Luxembourg en a fait l’un de ses quatre axes prioritaires. 

Le C2DH a dans un premier temps exploré la face la plus élémentaire de l’histoire publique, à savoir la transmission de savoirs historiques vers le grand public. Cela s’est fait sous la forme de rencontres avec des experts,  dans le cadre des  „forums Z“, mais aussi sous la forme d’expositions virtuelles, comme celle consacrée à la Grande guerre. Pour se faire entendre du plus grand nombre, l’histoire publique utilise des médias tels que le film, le podcast, l’exposition. Ce sont des supports plus accessibles que les livres académiques et leur profusion de notes de bas de pages, souvent dissuasives pour les non-initiés. 

Le virus de la „public history“

Au printemps, la pandémie a donné l’occasion en or de lancer de nouveaux projets d’histoire publique. La discipline intervient alors au cœur d’un objet historique longtemps snobé par les historiens: l’événement. Il s’agit de recueillir sur le vif de l’émotion, des témoignages et des objets capables de saisir l’époque. Les attentats du 11 septembre, l’ouragan Katrina en 2005 et les attentats de novembre 2015 en France ont donné naissance à des projets ambitieux. En intervenant sur le terrain des journalistes et des psychologues, les historiens constituent alors des archives publiques, que les services étatiques d’archives généralement ne produisent et ne recueillent. Les tableaux de tri actuellement négociés avec les administrations dans le cadre de la nouvelle loi sur les archives le démontrent: toutes les communications non liées directement à l’activité – tout comme tous les projets et demandes qui essuient un échec d’ailleurs – sont systématiquement détruites.  

Dans les archives, on dispose d’un regard d’en haut. L’administration regarde la société d’en haut et on a peu d’archives qui nous permettent de la considérer d’en bas.

Stefan Krebs, assistant professeur au C2DH

„Dans les archives, on dispose d’un regard d’en haut. L’administration regarde la société d’en haut et on a peu d’archives qui nous permettent de la considérer d’en bas. Faire de l’histoire avec des témoins nous permet d’avoir cette perspective“, explique Stefan Krebs, professeur assistant et responsable de la „public history“ au C2DH. Le projet #covidmemory, dont il est le porteur, est à l’heure d’un premier bilan. Le projet mis sur pied en quatre semaines au début de la pandémie consiste à collecter des témoignages d’internautes, désireux de partager, sous forme de textes, photos ou vidéos, leur expérience de la pandémie.

Près de 300 contributions ont été réunies jusqu’à maintenant. La moitié de ces contributions consiste en des photos, un des supports de prédilection de la „public history“ comme objet de collecte ou d’écriture de l’histoire. Réduction du trafic, augmentation du temps libre et de la créativité … L’ensemble des documents illustre la réorientation des sens et des centres d’intérêts engendrée par la pandémie. Il nous rappelle aussi des micro-événements qu’on avait déjà oubliés, comme le „welcome flight“ burlesque de l’avion militaire A400M au-dessus du pays le 10 avril en plein confinement.

En voulant s’identifier aux réseaux sociaux, la plate-forme #covidmemory en reproduit autant la spontanéité que les travers. Les contributions se déterminent par une nette propension à présenter des expériences et commentaires positifs, et à donner une note exagérément neutre sinon positive de l’expérience du confinement et de la pandémie. La raison réside dans la méthode de collecte passive. Les personnes qui ont répondu à l’appel évoluent dans l’environnement de l’université ou sont des lecteurs de journaux qui sont dans une situation économique confortable. Il y a ainsi une sous-représentation des personnes en situation précaire, moins enclines à documenter leur situation et à la partager avec le public.

Cela n’enlève rien à l’intérêt historique de ces documents pour une histoire qui sait faire feu de tout bois. Les documents collectés sont précieux parce qu’ils resteront accessibles au public à long terme, quand, au contraire, des discussions sur des réseaux sociaux qui pourraient être des alternatives, posent des questions de conservation et de reproductibilité. 

Quand on l’interroge sur les histoires que l’on pourrait écrire à partir de ces documents, Stefan Krebs pense à une histoire sensorielle, et notamment à un rapport nouveau au silence, qui n’avait plus vécu dans de telles proportions depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais il évoque également le sentiment d’isolement des personnes âgées. Les poèmes d’une pensionnaire le décrit de manière frappante. „Gott sei Dank mir hunn et geschafft/En Enn huet d’Untersuchungshaft/Dach d’Fräiheet ass net richteg do/,Bewährung‘ kéim där Saach méi no“, écrit-elle durant l’été. Un tel témoignage pourrait être utilement complété par un témoignage de personnes travaillant en maison de retraite, recueilli dans le cadre d’un second projet de „public history“ mené par le C2DH, à savoir le projet  #yeswecare. Ce dernier projet consistant en des entretiens réguliers avec un nombre réduit de personnel soignant permet en effet d’aborder la pandémie sous un angle plus critique 

Il faudra dans tous les cas attendre que le présent appartienne au passé, pour saisir le potentiel des documents réunis dans le cadre porté du projet #covidmemory. „C’est d’un côté un bon exemple de ,public history‘ et d’un autre côté peut-être un mauvais exemple“, observe Stefan Krebs. „C’est un mauvais exemple dans le sens où nous nous trouvons dans une zone grise, parce que nous ne nous occupons pas d’histoire mais du présent. C’est quelque chose que comme historien on ne fait pas forcément tous les jours. On préfère en général disposer de quinze, vingt ans avant de traiter quelque chose. C’est donc un projet d’histoire très atypique. Mais en même temps, il utilise des moyens très classiques et éprouvés de la public history.“ 

Une nouvelle science citoyenne

La public history a pour ambition ultime d’écrire l’histoire avec le public. C’était le sens des „Geschichtswerkstätten“ qui ont fleuri dans les années 80 en Allemagne, pour éclairer le passé nazi, au départ des histoires familiales. Ces ateliers d’écriture de l’histoire étaient les héritiers des propositions de l’écrivain suédois, Sven Lindqvist, résumées dans la formule „Grabe, wo du stehst“.

La public history est ainsi une reconquête des territoires, à travers l’histoire de leurs habitants. Et l’Université du Luxembourg trouve à travers elle un moyen de se rapprocher de la ville d’Esch-sur-Alzette à laquelle elle appartient. En octobre, Stefan Krebs a organisé un atelier d’histoire sur la place du Brill à Esch lors duquel les citoyens étaient invités à participer à l’écriture du passé industriel de la ville. Mais, à l’origine de nombreux projets, la pandémie est sous cet aspect plutôt un frein qu’un accélérateur. Il existe bien des logiciels d’écriture en commun, mais la relation de confiance avec des populations éloignées de l’université se fait difficilement en ligne. „Je suis peut-être trop traditionnel ou conservateur, mais c’est dans la vraie vie qu’on peut établir un contact social reposant sur la confiance mutuelle plutôt que virtuellement et numériquement.“

Heureusement, la public history survivra à la pandémie. Elle survivra d’ailleurs aussi à „Esch 2022“ qui lui consacrera une large place. C’est le sens du recrutement au printemps dernier de Thomas Cauvin à travers une bourse ATTRACT de cinq années du Fonds national de la recherche. Le projet de cet historien français de 41 ans qui a fait sa carrière universitaire dans le berceau de la public history que sont les Etats-Unis, est baptisé „Public history as the new citizen science of the past“. Il s’entend s’inspirer des sciences ouvertes pour mettre l’histoire au plus près de l’intérêt du citoyen, sortir l’histoire de sa bulle de Belval, pour la remettre au cœur de la cité. 

Avec la pandémie, c’est aussi la culture visuelle qui évolue. Un simple jouet de la veille est reconsidéré comme une représentation du virus.
Avec la pandémie, c’est aussi la culture visuelle qui évolue. Un simple jouet de la veille est reconsidéré comme une représentation du virus. #covidmemory

L’histoire publique permet de réintégrer des communautés ou des minorités exclues de la construction de l’histoire. Certes, jusqu’ici, les historiens n’ont pas manqué de s’intéresser à eux ces dernières décennies. Mais là, on passe à une étape supérieure: „Dans l’histoire publique participative, ce n’est pas l’historien qui travaille sur les groupes, mais ce sont les groupes qui participent à la construction de l’histoire.“  La public history montre alors son intérêt pédagogique, en donnant aux citoyens les armes critiques de l’historien et en les réconciliant avec une discipline souvent rejetée. „Il y a deux raisons pour lesquelles les gens peuvent être fâchées avec l’histoire. C’est d’un, qu’on ne leur apprend que des dates. C’est une vision assez positiviste de l’histoire. Ensuite, comme on le décrit aux Etats-Unis, on enseigne l’histoire d’un homme blanc, straight, riche. Les grands hommes mais pas de femmes, pas de minorité. Avec la public history, on peut sortir de ce roman national qui ne faisait pas place aux gens et à la vie de tous les jours“, poursuit l’historien.

Une telle démarche implique de redéfinir le rôle de l’historien, les critiques ayant tôt fait de regretter la fin d’une expertise. Or, en s’ouvrant à de nouveaux publics, les historien.ne.s accèdent à de nouvelles sources, de nouvelles  interprétations, et donc de nouveaux questionnements. Et puis, „rendre l’histoire accessible, c’est la rendre beaucoup plus fun“, ajoute Thomas Cauvin, qui a déjà demandé pour examen à ses élèves de faire une visite commentée d’une brasserie ou de présenter une recherche par un podcast de sept minutes. 

Les enseignants, les étudiants mais aussi les musées sont invités par la public history à revoir leurs pratiques. Le programme „Public history as the new citizen science of the past“ s’intéresse également aux manières de rendre les expositions historiques participatives. Dans ce cadre, le Musée de la ville de Luxembourg accueillera une exposition sur l’histoire des associations dans la ville de Luxembourg dans laquelle chaque communauté participante se verra octroyer une salle pour présenter sa propre représentation du sujet de l’expo. D’autres coopération auront lieu avec la maison de l’histoire de l’Europe à Bruxelles et le M9 à Venise.

La public history fait aussi entrer dans le champ de l’écriture de l’histoire des artistes. Pour „Esch 2022“, la compagnie KompleX KapharnaüM, habituée aux spectacles de rue va proposer un spectacle qui repose sur l’exploitation des archives de la ville d’Esch. Le thème choisi est la coulée sidérurgique, pour le parallèle qu’on peut tracer avec une coulée historique, dont les matières premières seraient les archives et sources, et dont les ouvriers seraient les historiens, libraires et archivistes. De même, la nuit de la culture d’Esch va, en coopération avec le C2DH, chercher à doter Esch d’une légende urbaine, à la manière de la sirène à Luxembourg, pour peupler ses visites nocturnes.  

Pur ne pas dévoyer la notion d’histoire, comprise comme une lecture critique du passé, la public history doit se faire de manière prudente. „Ça ne veut pas dire que les gens vont faire eux-mêmes leur histoire, célébrer le passé. Car on peut très vite tomber, dans ,on est le meilleur quartier d’Esch‘. C’est un danger pour l’histoire publique, que chacun veuille avoir la meilleure histoire.“ En pareilles circonstances, la public history deviendrait une histoire partisane comme elle veut justement la fuir.

Dans l’histoire publique participative, ce n’est pas l’historien qui travaille sur les groupes, mais ce sont les groupes qui participent à la construction de l’histoire

Thoms Cauvin, assistant professeur d’histoire publique à l’Université du Luxembourg

Un monument à Pierre Werner revisité par un inconnu
Un monument à Pierre Werner revisité par un inconnu