Histoire du temps présentMai 1945:  Une réconciliation compliquée

Histoire du temps présent / Mai 1945:  Une réconciliation compliquée
L’Italie pendant la libération: Des soldats britanniques et un char avancent par Pucciarelli, le 25 juin 1944 Foto: Menzies (Sgt), No 2 Army Film & Photographic Unit

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Il y a précisément 77 ans, le Luxembourg et l’Italie renouaient des relations diplomatiques. Ainsi prenait fin un chapitre douloureux, commencé à la Libération, tout au long duquel les Italiens du Luxembourg avaient été traités collectivement en ennemis.

La Libération a été une période particulièrement compliquée et ambivalente pour les près de 8.000 Italiens qui vivaient alors au Luxembourg. Beaucoup d’entre eux attendaient ce moment depuis longtemps, espérant être enfin libérés de l’emprise totalitaire du régime fasciste à laquelle certains de leurs concitoyens les avaient soumis, aidés et encouragés par les autorités consulaires.

Le ministre Tamburini était resté fidèle au Duce jusqu’au bout. Au service de celui-ci, mais aussi des autorités d’occupation allemandes, il avait placé ses compatriotes sous la stricte supervision d’un parti fasciste qui, dès avant la guerre, avait trouvé un appui important parmi les Italiens du Grand-Duché, en particulier auprès de ceux qui appartenaient à la classe moyenne.

En ce territoire occupé par le grand allié de l’Italie mussolinienne, et en particulier dans le Bassin minier, où résidaient la plupart de ses compatriotes, il avait veillé à ce que ces derniers restent dociles et continuent.

Peu après l’arrivée des troupes américaines, les autorités luxembourgeoises avaient fermé et mis sous scellés l’ambassade et les consulats d’Italie. A première vue, cela pouvait paraître logique, puisque le gouvernement luxembourgeois avait déclaré la guerre à l’Italie quelques années plus tôt et rompu les relations diplomatiques avec elle.

Mais à y regarder de plus près, ce n’était pas si évident que ça. Depuis septembre 1943, l’Italie était en état de guerre civile. Si au nord la République fasciste de Salò, auquel Tamburini avait fait allégeance, continuait à se battre au côté des Allemands, au sud un autre gouvernement, celui du maréchal Badoglio, avait rejoint les Alliés.

Le choix des autorités luxembourgeoises d’ignorer momentanément cette situation, faisait de tous les ressortissants italiens résidant au Grand-Duché des ennemis potentiels. Un arrêt grand-ducal promulgué dès le 17 juin 1944 par le gouvernement d’exil prévoyait d’ailleurs déjà que l’ensemble de leurs „biens, droits et intérêts“ soient mis sous séquestre.

Les antifascistes pour interlocuteurs

Cette décision provoqua une détresse d’autant plus grande que les Italiens n’avaient plus de représentant officiel. Pour pallier à cela, les différentes organisations antifascistes, sorties de l’ombre depuis la Libération, entamèrent un processus d’unification qui mena, le 29 octobre 1944, à la création de l’Unione Antifascisti Italiani. Reconnue par les autorités luxembourgeoises, l’UAI reçut seule le droit d’émettre des „certificats de bonne conduite politique“, qui permettaient à ceux à qui ils avaient été délivrés de récupérer leurs biens.

Mais cette solution se révéla bien vite malcommode. Certains membres de l’UAI furent accusés d’abuser de leurs pouvoir pour éliminer des adversaires politiques ou régler des comptes personnels. L’Union était de surcroît fort désunie, comme le notait un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, le 5 janvier 1945 :

„L’entrevue que le soussigné a eue avec le délégué du Groupement antifasciste de Dudelange montre qu’il existe au sein de la colonie italienne des divergences assez marquantes rendant une prise de contact, même à titre de pure information, aléatoire avec les différentes organisations italiennes. Il est douteux que les quatre principaux groupements (Dudelange, Esch, Differdange et Luxembourg) puissent s’accorder sur le choix d’une personne qui pourrait discuter avec le Gouvernement de la même manière que le délégué des Groupements italiens à Bruxelles avec les Affaires étrangères belges.“

L’auteur considérait donc que le temps était venu de tourner la page :

„Comme l’Italie est reconnue comme cobelligérant par les principales nations unies rien ne s’oppose à la reprise des relations diplomatiques et consulaires.“1

La réouverture de l’ambassade

Les premiers pourparlers avec l’ambassade d’Italie à Bruxelles eurent probablement lieu peu après et le 18 mai 1945, les relations diplomatiques entre Rome et Luxembourg furent officiellement renouées. L’ambassade et les consulats purent rouvrir leurs portes. Il fallut cependant attendre près d’un an avant que le nouveau Ministre plénipotentiaire italien, Stanislao Corvino-Milkovski, se voie remettre ses lettres de créances.

Corvino, un aristocrate antifasciste qui avait commencé sa carrière dans le corps diplomatique austro-hongrois, s’avéra être un interlocuteur coriace. Ses relations avec les autorités luxembourgeoises se dégradèrent rapidement. Il estimait qu’elles traitaient ses compatriotes arbitrairement, comme il en fit part à son propre gouvernement:

„Étant donné que le gouvernement luxembourgeois, en exil à Londres, déclara, après l’invasion de son pays, la guerre à l’Italie, alliée de l’Allemagne, les Italiens résidant au Grand-Duché furent automatiquement considérés comme des ennemis par les indigènes. En outre, le comportement effronté et provoquant du ministre Tamburini […] et surtout la collaboration sous toutes ses formes, poussée souvent jusqu’à des dénonciations à la Gestapo, ont fini par exacerber la population locale, et même si la majorité des Italiens avait fait preuve d’un comportement loyal envers le pays hôte tout au long de la période d’occupation, les Luxembourgeois les considéraient comme leurs ennemis. [Des] procédés arbitraires furent plus ou moins légalisés par une mesure de séquestre général des biens des ennemis, décrétée le 17 août 1944, et les Italiens furent dans ce sens assimilés aux Allemands. […] Il faut noter que la mesure de séquestre frappait de très nombreux Italiens qui n’avaient agi d’aucune façon contre les intérêts du pays, mais qui par contre étaient souvent venus en aide à la résistance contre l’envahisseur. […] La situation qui s’était créée au Grand-Duché devint vite insoutenable.“2 

Des relations tendues

Le 2 janvier 1947, Corvino vint présenter les vœux de son gouvernement au ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Joseph Bech. Les deux hommes eurent alors ce que les diplomates appellent une discussion franche – ce qui signifie que le ton monta. Comme Bech le nota dans le compte rendu qu’il rédigea plus tard, Corvino reprocha aux Luxembourgeois de considérer les Italiens comme des „suspects“, voire des „ennemis“, expulsables „à la moindre peccadille“.

Il affirma aussi que les expulsions de commerçants italiens étaient souvent basées sur les „commérages“ de concurrents luxembourgeois mus par la „jalousie“ et que les ouvriers italiens étaient renvoyés et remplacés par des „Luxembourgeois inexpérimentés“, ce dont même les employeurs locaux se plaignaient. Par conséquent, Corvino refusait de conseiller à son gouvernement de laisser s’installer au Luxembourg des Italiens „qui sont traités comme en ennemi et se trouvent toujours sous le risque d’être expulsés d’une heure à l’autre.“3

Epilogue pragmatique

Dans le contexte économique de l’époque, la menace de Corvino était particulièrement percutante. A peine deux ans après la fin de la guerre, le Luxembourg commençait déjà à manquer de main-d’œuvre et devait de surcroît se séparer des 2.000 prisonniers de guerre allemands qui avaient jusque-là étaient employés dans l’agriculture et à la reconstruction. Les Luxembourgeois recommençaient alors à lorgner du côté de l’Italie, mais ils n’étaient pas les seuls, comme l’écrivait un envoyé du gouvernement en avril 1947:

„Rome est actuellement le rendez-vous d’un grand nombre de délégués gouvernementaux en quête de main-d’œuvre italienne. Après la Belgique et l’Angleterre, c’est le tour de la France et de la Suisse et surtout de l’Argentine et d’autres pays de l’Amérique du Sud. Les avantages accordés par ces nations à l’Italie sont parfois très appréciables. La main-d’œuvre italienne est très recherchée, ce qui ne facilite certainement pas les pourparlers.“4

Ce n’était donc pas le moment d’être en bisbille avec les Italiens. Mais il semblerait que ces derniers n’avaient pas plus envie d’entretenir de vieilles rancunes. Le 12 juin 1947, Bech fut reçu à Rome. Deux mois plus tard, Corvino était destitué. Cet épilogue pragmatique permit d’ouvrir un nouveau chapitre dans l’histoire des Italiens du Luxembourg.


1 Archives nationales de Luxembourg (ANLux), Fonds Affaires étrangères (AE)-04316, note pour Monsieur Bech, Ministre des Affaires Étrangères, préparée par ses propres services, 5 janvier 1945.

2 Lettre du ministre Corvino au président du Conseil italien De Gasperi, citée d’après Benito GALLO, Les Italiens au Grand-Duché de Luxembourg. Un siècle d’histoire et de chroniques sur l’immigration italienne, Luxembourg 1987, pp. 473-474.

3 ANLux, AE-04104, rapport du Ministère des Affaires Étrangères au Ministère d’État (Bech à Dupong), 2 janvier 1947.

4 ANLux, AE-06465, rapport concernant le transfert de travailleurs italiens dans le Grand-Duché, Commissaire Wilwertz, 1.4.1947.