L’histoire du temps présent: FCK LXB et la liberté d’expression au Luxembourg

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En 2015, la Commission consultative des droits de l’homme (CCDH) innovait dans son rapport d’activités en publiant des articles de fond avant le rapport lui-même. Dans sa contribution le juriste Marc Limpach traita la question de la liberté d’expression.

Par Denis Scuto, historien

Après une introduction historique contenant une longue liste de penseurs, écrivains, artistes qui furent victimes de répression étatique, de Socrates à Ovide, de Corneille et Molière à Olympe de Gouges, Marc Limpach constate que la liberté d’expression, la liberté artistique et la liberté de la presse sont aujourd’hui en danger. Elles furent même la cible d’attaques terroristes comme l’attentat du 7 janvier 2015 contre les journalistes de Charlie Hebdo.

Ces droits et libertés sont garantis au Luxembourg principalement à travers trois textes: la Convention européenne des droits de l’homme de 1950, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000 et la Constitution luxembourgeoise. Dès 1848, la Constitution, qui impose les idées démocratiques de la révolution en s’inspirant de la Déclaration française des droits de l’homme de 1789 et de la Constitution belge de 1831, est très claire: „La liberté de manifester ses opinions par la parole en toutes matières, et la liberté de la presse sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’exercice de ces libertés. – La censure ne pourra jamais être établie.“

Nous retrouvons évidemment ce droit dans la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. C’est la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de Strasbourg qui le consolide au fil des années, notamment en précisant: „La liberté d’expression (…) vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique.“ Ce fut en 1976 dans l’affaire Handyside contre l’Etat britannique, lequel avait fait poursuivre en vertu des lois sur les publications obscènes l’éditeur d’un livre d‘éducation sexuelle.

Protéger la liberté d’expression artistique

Dans son article de 2015, Marc Limpach souligne que la même CEDH a ensuite eu le souci de protéger en particulier la liberté artistique. Ainsi, une œuvre satirique constitue pour la Cour de Strasbourg „une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et agiter“ et „il faut examiner avec une attention toute particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste à s’exprimer par ce biais“. Voilà la conclusion de l’affaire Vereinigung bildender Künste c. Autriche. Le collectif d’artistes avait exposé en 1998 un tableau d’Otto Mühl intitulé „Apokalypse“ dans le cadre de l’exposition „Das Jahrhundert der künstlerischen Freiheit“.

Ce collage de 4,50 x 3,60 mètres montrait des personnalités comme Mère Teresa, le cardinal Hermann Groer, Jörg Haider, l’ancien chef de la FPÖ, et Walter Meischberger, ancien secrétaire général de la FPÖ, dans des positions sexuelles. Cette même FPÖ avait toujours vigoureusement critiqué l’œuvre de Mühl. La CEDH décida que les tribunaux autrichiens, en interdisant l’exposition de ce tableau (qui devait aussi être montré au Luxembourg) avaient violé l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme: „Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.“

Causa Böhmermann

L’affaire récente la plus connue fut la Causa Böhmermann. Dans une émission du ZDF du 31 mars 2016, l’humoriste Jan Böhmermann présenta un poème intitulé „Schmähgedicht“. Il y décrivit le chef d’Etat turque Erdogan comme „sackdoof, feige und verklemmt“, comme homme qui maltraite les filles et aime par-dessus tout baiser des chèvres. Sur la base d’un paragraphe d’une loi d’une époque où l’Allemagne était encore un Etat autoritaire, un paragraphe qui punissait l’injure contre des organes ou représentants d’Etats étrangers, un procès fut intenté contre Böhmermann.

La procédure fut interrompue après quelques mois. Une caricature ou une satire, décida le tribunal, n’est pas une injure, du moins pas aussi longtemps que „die Überzeichnung menschlicher Schwächen [keine] ernsthafte Herabwürdigung der Person enthaltet“. Le 1er juin 2017, le Bundestag décida d’abolir ce paragraphe datant du 19e siècle. Le 5 avril 2019, Böhmermann attaqua en justice la chancelière Angela Merkel, qui avait décrit sa satire comme „délibérément blessante“ et avait autorisé les poursuites judiciaires contre lui. La plainte de Böhmermann fut néanmoins rejetée.

Pour tenir compte de la spécificité de la liberté d’expression artistique et de la protection dont elle jouit entretemps dans la jurisprudence européenne, la Commission consultative des droits de l’homme plaide depuis 2012 pour une intégration explicite de cette protection dans la Constitution luxembourgeoise: „dans un pays multiculturel comme le Luxembourg avec une Université encore jeune, la Constitution devrait souligner plus explicitement la liberté académique, le droit à l’expression artistique et la promotion de la culture et de la diversité culturelle.“ Ces droits sont d’ailleurs explicitement mentionnés dans les constitutions allemande et autrichienne.

En face du mouvement international vers la reconnaissance des libertés artistiques mais aussi en raison de la fragilité de la liberté d’opinion et d’expression, je dois dire que je suis très surpris depuis plusieurs semaines. Je n’arrive vraiment pas à comprendre pourquoi le parquet a décidé, après une plainte de MM. Fred Keup, Dan Schmitz et Joe Thein, d’intenter un procès pour injure contre l’artiste et rappeur Tun Tonnar alias Turnup Tun.

Rap? FCK? Jamais entendu?

J’insiste sur le mot artiste, car on a eu l’impression regrettable lors du procès que le parquet et les juges n’ont pas encore remarqué que le Luxembourg s’est enrichi pendant la dernière décennie d’une scène de musiciens rap très vivante. Avec des artistes comme Turnup Tun, Skinny J, Bazooka Brooze, De Läb, Maz, Skibi, Maka Mc, Ragga, luk., Bandana, C. M. P., lil star, Dorian et Louvar, pour n’en mentionner que quelques-uns.

Turnup Tun a dû comparaître devant les juges parce qu’il a utilisé un mot, „Féck“, qui apparaît dans une chanson sur deux dans le rap à travers le monde. Il a utilisé ce mot aux quatre lettres mondialement connues pour caricaturer les positions à son avis nationalistes et xénophobes des trois plaignants.

Turnup Tun est cité au tribunal alors que tout le monde sait ou devrait savoir que „Féck“ dans la chanson – tout comme „Féck dech“ dans le langage utilisé par les jeunes de nos jours – ne signifie pas une allusion à un acte sexuel.

A titre de rappel et de comparaison: un tribunal viennois et la CEDH de Strasbourg ont soutenu le tableau d’Otto Mühl, un tableau sur lequel le politicien de la FPÖ Meischberger éjacule sur Mère Teresa tout en empoignant le sexe de Jörg Haider. Les tribunaux ont estimé que le droit de l’artiste à la liberté d’expression artistique l’emportait sur l’intérêt personnel de Monsieur Meischberger.

Fred Keup a déposé une plainte

Dans la chanson „FCK LXB“ („Féck Lëtzebuerg“) ce ne sont, contrairement à des œuvres artistiques comme „Apokalypse“ ou le „Schmähgedicht“ de Böhmermann, justement pas des personnes en soi qui sont attaquées mais les opinions politiques qu’ils défendent. La chanson est une prise de position artistico-politique contre le populisme xénophobe. Avec un langage parfois cru, parfois nuancé. Comme dans ce passage:

„Féck de Fred Keup a seng ganz Meut
Ass keen hei, dee versteet, dass hie seng
eegen Angscht verbreet?“

N’est-ce pas justement ce qu’on est en droit d’attendre d’un rappeur? Qu’il s’attaque de façon insolente et directe, dans son langage à lui, à des populistes qui tablent sur les peurs du public, que ce soit concernant les réfugiés, la langue luxembourgeoise ou la diversité culturelle. Tout en se posant la question d’où viennent ces peurs.

C’est déjà surprenant que Fred Keup ait déposé une plainte, le même homme et politicien qui proclama haut et fort ceci devant le micro de RTL: „Mir (de Wee 2050) sti ganz kloer fir Meenungsfräiheet, an ’t ass fir eis kloer, dass jiddwereen seng Meenung soll soen an och kënne soen, och wann se verschiddene Leit net gefällt.“

Un rap engagé

C’est en revanche incompréhensible que le parquet et les juges veuillent réinterpréter une chanson engagée contre la xénophobie en injure. Un rappeur n’a-t-il pas le droit de se moquer de Joe Thein et des „Konservativen“ et de les désigner comme „Clownepartei“? De se moquer de ce jeune homme qui raffole de folklore nationaliste bavarois et tyrolien? Sans parler de Dan Schmitz condamné déjà deux fois pour appel à la haine. Une chanson rap sur les ravages de l’intolérance est-elle censée ménager cet homme?

C’est justement l’usage du mot „Féck“ et sa répétition dans la chanson qui lui donne son efficacité dans ce que l’artiste Turnup Tun veut faire passer comme message: provoquer et s’engager de cette façon pour son Luxembourg, celui du „bonte Fridden“.

On peut évidemment trouver le style de Turnup Tun choquant, impoli et exagéré. Mais ce sont justement ces idées, „celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population“ que la Cour européenne des droits de l’homme considère comme tout aussi digne de protection que les idées que tout le monde salue ou qui ne gênent personne. La Cour le justifie ainsi, comme je l’ai déjà cité: „Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’y a pas de société démocratique.“ Au lieu de leur intenter un procès, l’Etat luxembourgeois devrait se réjouir que de jeunes artistes comme Turnup Tun osent secouer notre société démocratique et pluraliste avec un rap engagé.