Fatou DiomeLes signes infimes de l’amour

Fatou Diome / Les signes infimes de l’amour

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L’auteure franco-sénégalaise renoue avec la nouvelle („La préférence nationale“, Ed. Présence Africaine, 2001). Le genre court, concis, précis, capable d’aller le plus loin possible du dispositif littéraire: „Je veux rendre hommage à ces huit personnages qui ne sont pas faits pour être délayés“, commente Fatou Diome. Ses mots fleuris, ses expressions imagées jaillissent dans une dizaine de textes, autour de l’amour mortel, „mais lui seul sauve!“.

Tageblatt: Vos personnages aspirent à aimer. Comment définissez-vous l’amour?

Fatou Diome: L’amour, c’est ce qui nous donne le sentiment d’être vivant. Certes, la vie est une lutte. C’est quand même plus facile d’avoir de quoi vivre que d’avoir de quoi aimer vivre. On parle tout le temps de gagner sa vie mais, finalement, n’est-ce pas plus important encore d’aimer être là, d’apprécier la vie, de se sentir bien malgré tout? Il y aura toujours de l’amour. Le lien amoureux entre hommes et femmes est une expérience humaine de l’amour. D’autres manières d’aimer sont possibles. L’amour, c’est la créativité: un restaurateur cuisine avec amour, un soprano chante avec ferveur, les livres dépendent du désir des autres …

Vos romans jettent un pont entre l’Afrique et l’Europe. Une volonté de militantisme?

Ma vie est comme ça. Cela ne tient pas de l’intention d’ordre dialectique ou politique. Je ne me pose même plus la question. C’est ma manière d’être au monde. Je suis faite d’Afrique et d’Europe. J’ai appris de mon grand-père pêcheur comme de mon prof de philo. Je suis contente d’avoir appris des autres. La meilleure manière d’aimer les autres cultures, c’est de les connaître. J’ai eu la chance de suivre des études de sciences humaines, littérature, philosophie. Pour une culture étrangère, c’est quand même la grande porte d’entrée si on veut la connaître. Quand on la découvre de cette manière, quand nous comprenons, nous pouvons respecter. C’est ce qui m’est arrivé avec la culture occidentale: plus j’apprenais plus je comprenais, plus je respectais, plus j’appréciais. Il y a une forme de délicatesse parce que je vois des intersections avec ma propre culture d’origine. Pas besoin de les chercher, car les valeurs sont fondamentalement les mêmes partout. Quand j’interroge cette générosité, je ne vois pas des Blancs et des Noirs, mais plutôt des êtres humains qui m’ont fabriqué un état d’esprit. On aurait peut-être voulu que je m’inscrive dans la confrontation. Je me sens libre, libérée, complètement affranchie de cette question qui contraint encore certaines personnes.

Les histoires se déroulent cette fois à Strasbourg où vous vivez …

J’y vis toujours même si c’est la ville où j’ai le plus pleuré de ma vie. C’est bien de tenir pour renaître là-bas et survivre. Si on a toutes les raisons de partir en courant et que, malgré tout, on reste et on assume la vie comme elle est, je pense qu’on peut vivre n’importe où après. Des gens ont cassé mon couple. Le fait que, vingt ans après, je suis toujours là, prouve c’était un choix sincère, honnête, durable et précis. J’ai passé ma jeunesse à la fac de Strasbourg. J’y ai tout appris et je suis toujours en apprentissage. Je parle du Sénégal de la même manière que je parle de Strasbourg. C’est une question de loyauté. J’écris de là où je suis. En plus, je suis au calme, loin du rush parisien.

Vos livres sont traduits dans plusieurs langues. Faut-il que le traducteur soit africain ou noir?

Fallait-il que Marguerite Yourcenar soit noire pour que je la lise? Goethe n’a pas écrit que pour les Allemands, le génie de Victor Hugo ne s’adresse pas qu’aux Français. Pour moi, la traduction, c’est une affaire de compétence. Quand on me parle d’identité d’un auteur, je dis foutaise. De quelles frontières parle-t-on quand on se reconnaît dans un livre d’Hemingway et qu’on est né au Sénégal? Je retrouve l’humanité intrinsèque du vieux pêcheur décrit par Hemingway dans la sagesse de mon grand-père, pêcheur dans les îles du Saloum (sud du Sénégal). Pourquoi chercher une frontière alors qu’il n’y en a pas? L’intersection, c’est un être humain face à son sort, à la mer, face à son destin. Est-ce que la mélanine change quelque chose?

Vous avez subi le racisme. Existe-t-il toujours ?

Il existera tout le temps. L’intelligence sera toujours là pour lui faire face. Le problème ce n’est pas le racisme, mais la volonté de réduire les conséquences du racisme. La haine, le mépris de l’autre, la maltraitance de l’autre, l’agressivité, la confrontation sont tous des signes de faiblesse. Quand vous savez qui vous êtes, vous ne vous sentez ni supérieur ni écrasé par qui que ce soit. Il n’y pas une seule manière d’être humain. Je suis noire, mais il n’y a pas une seule manière d’être noir comme il n’y a pas une seule manière d’être blanc. Une Allemande n’est pas une Belge. Vous avez des nuances culturelles en partageant la même couleur … qui n’est pas noire. Quand un groupe ethnique vous pose une question, peut être que vous n’êtes pas du tout concernée. L’identité est la problématique pour les gens qui ont eux-mêmes des problèmes d’identité. Ce sont des gens très malheureux, très frustrés, mais ils vont détester quelqu’un qui va devenir leur bouc émissaire. Pareil chez les Africains: plus ils sont revanchards par rapport à l’histoire, plus ils sont agressifs. Alors que quand vous avez fait la paix avec ça et que vous n’êtes pas frustrée dans votre vie, souvent vous vous rendez compte que l’Européen là, je ne vais pas le faire passer devant le tribunal pour les crimes de son père. Si les gens ne font pas la paix avec eux-mêmes, ils ne la font pas avec les autres. D’avoir souffert, cela peut vous donner aussi une envie de tendresse pour préserver autrui.

Le dictionnaire des francophones a vu le jour. Pour l’écrivaine que vous êtes, est-ce une bonne initiative?

C’est une bonne chose. Et je prône l’inclusion de mots d’Afrique dans le dictionnaire de la langue française. Pour la linguiste Henriette Walter, le français d’Afrique est une nourriture vivifiante. Il rajeunit la langue française. Comment ne pas être d’accord avec elle? Regardez d’où nous venons, avec le grec, le latin, l’arabe … il y a une évolution et l’Afrique étant une grande partie de la francophonie, c’est tout à fait normal qu’on y mette un peu d’épices. Certains mots sont très drôles: „djundjunguer“ équivaut à „le cœur bat la chamade“, à Strasbourg comme au Sénégal, on peut en faire un verbe du premier groupe. „Avoir la langue sucrée“ (en Côte d’Ivoire) désigne quelqu’un qui est mielleux. C’est le même bonimenteur, formulé autrement.

Info

„De quoi aimer vivre“, nouvelles, Fatou Diome, Ed. Albin Michel.