L’histoire du temps présentLes Italien-ne-s dans le Luxembourg des migrations (1re partie)

L’histoire du temps présent / Les Italien-ne-s dans le Luxembourg des migrations (1re partie)
L’entrepreneur luxembourgeois Bauler entouré de ses ouvriers italiens lors d’une „Straussfeier“ dans les années 1950: à sa droite, souriant, Domenico Cancellieri, immigré en 1950 comme ouvrier saisonnier dans le bâtiment, originaire d’Urbania (province de Pesaro et d’Urbino, région des Marches) Photo: archives privées 

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„Io sto bene.“ Phrase que l’on peut traduire par „je vais bien“ mais aussi par un „ça va“ plus ambigu. Voilà le titre du troisième long métrage de Donato Rotunno, réalisateur et producteur (Tarantula), continuant ici ses réflexions et ses créations autour des thèmes du Luxembourg et des „milliers d’immigrations italiennes“, du mouvement, des sentiments d’appartenance …

Les participants au colloque „Ces Italies qui respirent au Luxembourg et dans la Grande Région“, organisé à l’Université du Luxembourg dans le cadre de la Formation continue en „Langues, Culture et Société italiennes“ ont pu voir mercredi soir ce film, sorti en salle juste avant le Covid et qui sera programmé au cours des semaines prochaines sur plusieurs chaînes télé.

Un film à voir absolument, d’une grande sensibilité. Reliant le fil entre deux types d’immigrations italiennes qui ne sont pas au centre de la mémoire et de l’historiographie au Luxembourg. A travers la rencontre entre Antonio, 75 ans, arrivé du sud pauvre de l’Italie pour travailler comme maçon à Luxembourg-ville dans les années 1960, et la jeune Leo (Leopoldina), qui vient de terminer ses études en art graphique en Italie et tente sa chance comme VJ (Visual Jockey) dans les bars de la métropole cosmopolite de Luxembourg-ville d’aujourd’hui, Rotunno tente, comme il l’a exprimé mercredi, de „lier ce qui s’est passé avec ce qui se passe“.

Lier ce qui s’est passé avec ce qui se passe

Délaissant d’une part le stéréotype de l’ouvrier mineur ou d’usine italien du début du 20e siècle, il rappelle que les Italiens ont été la nationalité prédominante dans un autre secteur, celui de la construction jusque dans les années 1960. Rappelant d’autre part que le boom de la place financière a entraîné à partir des années 1990, avec la métropolisation du Luxembourg, la montée d’un autre type d’immigration, notamment mais pas seulement italienne, celle de jeunes diplômés universitaires, de personnes hautement qualifiées. Du point de vue des nationalités, le Luxembourg compte en 2022 de nouveau 24.000 résident-e-s italien-ne-s, comme en 1970, aux temps où cette nationalité était la première parmi les étrangers (aujourd’hui les 90.000 Portugais et les 50.000 Français les relèguent néanmoins au troisième rang).

Permettez-moi donc ici quelques réflexions sur la place de l’immigration italienne dans l’histoire de cette société luxembourgeoise contemporaine qui est depuis longtemps imprégnée par le phénomène des migrations. Un phénomène avec ses ruptures et ses continuités.

Continuités: depuis deux siècles, des Luxembourgeois ont émigré à la recherche d’une vie meilleure – ou, comme le formule Donato Rotunno, „à la recherche d’un futur“ – tout comme des étrangers ont répondu aux appels et aux besoins du commerce, de l’agriculture ou de l’industrie luxembourgeoises. Depuis plus de cent ans, beaucoup de ces étrangers n’ont fait que passer. Un chiffre éloquent le prouve: pour la période des années 1880 à 1972, les Archives nationales conservent un million de dossiers de familles étrangères qui ont immigré au Luxembourg pendant cette période. Beaucoup n’ont donc fait que passer, d’autres, individus et familles, sont restés, se sont enracinés et ont construit avec ceux et celles qui y vivaient déjà le Luxembourg d’aujourd’hui.

Ruptures: ce qui a changé, ce sont les grandes tendances en matière de migrations. Au 19e siècle, le Luxembourg fut avant tout un pays d’émigration tout en connaissant déjà une immigration croissante depuis les années 1850. En 1880, 40.000 Luxembourgeois résident en France, environ 12.000 vivent aux Etats-Unis, alors que le Luxembourg compte parmi ses 210.000 habitants 13.000 étrangers. Ces catégorisations nationales cachent d’ailleurs que les premiers immigrés dans le sud industriel du Luxembourg sont en fait des Luxembourgeois, affluant d’abord du canton d’Esch même, puis des autres cantons vers les localités industrielles d’Esch, Dudelange, Differdange, Rumelange, Rodange.

Au 21e siècle, le Luxembourg est avant tout un pays d’immigration, mais beaucoup de personnes émigrent et s’installent durablement à l’étranger. Au 1er janvier 2022, le Luxembourg comptait 646.000 habitants, dont 305.000 étrangers, alors que le Statec estime le nombre de Luxembourgeois vivant à l’étranger à 109.000 personnes (dont 74.000 dans les trois pays voisins France, Belgique, Allemagne).

Ce qui a aussi changé, ce sont les secteurs économiques principaux qui ont canalisé l’appel de main d’œuvre étrangère: textile, mines de fer, construction jusqu’aux années 1870, mines de fer, usines, construction, agriculture des années 1880 aux années 1970, construction, finances et services, commerce, institutions européennes, multinationales des années 1980 à aujourd’hui.

Les migrations italiennes, tout comme les autres migrations, sont façonnées par trois grands facteurs, dans le cadre de relations de pouvoir inégales que certains historiens définissent comme „régime migratoire“ (A. Pott, C. Rass, F. Wolff): premièrement les acteurs eux-mêmes, les migrants et leur mobilité; deuxièmement les Etats, les gouvernements, les administrations qui contrôlent, dirigent, régulent ces mobilités et migrations ou tentent de le faire, voire des ONG ou des entreprises privées qui interviennent dans cette régulation; troisièmement les discours sur les mobilités et migrations, voire les acteurs qui légitiment ou contestent ces discours.

Questionner catégories et clichés

Ces discours empruntent depuis plus d’un siècle la plupart du temps des catégories nationales comme celle, justement, des Italiens. Or, ces catégories sont trompeuses. Les Lazzeri et Dallago qui tiennent en 1900 à Esch-sur-Alzette le Café Tirol au coin de la rue Lefèvre (Brill) sont, comme le nom de leur établissement l’indique, originaires du Tyrol, plus exactement du Tyrol du sud. S’ils parlent un dialecte italien dans cette région de Borgo et de Trento, ils ne sont pas Italiens, mais des sujets de l’Autriche-Hongrie (voir l’ouvrage récent de Philippe Henri Blasen: „Ein Konsulat für die Tiroler Untertanen. Die österreichische Gemeinschaft in Esch/Alzette und die konsularische Vertretung Österreich-Ungarns in Luxemburg (1880-1919)“). Ces Italiens en fait autrichiens sont environ 600 dans le canton d’Esch en 1910.

En général, contrairement à une terminologie qu’on peut encore et toujours lire et entendre de nos jours, sans doute pour continuer à faire peur, les migrants ne venaient pas par „vagues“ définies par leur nationalité, mais en petits groupes définis par leurs compétences et par des identités régionales et locales. Au roulage des usines du Bassin minier sont ainsi occupés des ouvriers originaires non du Tyrol, mais des Abruzzes et, au sein de cette région, d’une poignée de bourgs.

De leur côté, les ouvriers „allemands“, aussi nombreux que les „Italiens“ dans le Bassin minier au début du 20e siècle, viennent, eux aussi, de régions aussi diverses que la Prusse rhénane, l’Alsace-Lorraine annexée en 1871, la Bavière, Bade et Wurtemberg ou la Silésie. Ce sont eux qui font tourner les aciéries et les laminoirs. Entre les hommes et les femmes de ces deux principales „communautés nationales“ se tissent des liens de solidarité professionnels, mais aussi de voisinage au-delà de frontières nationales, puisqu’ils travaillent ensemble dans les usines et les mines et qu’ils habitent les mêmes quartiers.

Même les noms de ces quartiers sont trompeurs. S’ils s’appellent „quartiers italiens“, ils sont en fait habités à l’époque, comme le montrent les recherches menées au Centre de documentation sur les migrations humaines sur „Italien“ à Dudelange (voir la web app movinglusitalia.org), mais aussi les projets de recherche sur le quartier Brill/Frontière eschois au C2DH, par des hommes et des femmes de diverses nationalités: Luxembourgeois, Italiens, Allemands, Autrichiens, etc.

Hommes et femmes! Or, dans la mémoire et dans l’historiographie, les femmes, c’est bien connu, ont longtemps été oubliées et masquées. A tort: quelques chiffres juste pour l’immigration italienne. En 1910, 10.138 Italiens sont recensés au Luxembourg: 7.738 hommes, mais également 2.400 femmes. La réalité historique est fort éloignée du cliché des jeunes hommes célibataires comme représentants types du migrant au début du 20e siècle.

D’après le recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, et plus précisément les données sur la population par profession principale et lieu de naissance, sur les 23.500 individus actifs immigrés, c’est-à-dire nés en pays étranger, 3.700 sont de sexe féminin. En classant les individus actifs non selon le lieu de naissance, mais selon la nationalité, sur les 21.500 individus actifs étrangers, 3.100 (14,1%) sont des femmes. La majeure partie d’entre elles travaille dans l’agriculture (800), dans les hôtels et cafés (330), dans l’industrie textile (250), dans le commerce (200) et dans la faïencerie et les briquetteries (70). Ajoutons que le travail à domicile des femmes, p. ex. pour l’industrie textile, n’est même pas relevé dans les statistiques. Le nombre de femmes actives augmente encore dans l’entre-deux-guerres.

(à suivre)