L’histoire du temps présentLes Etats désunis d’Amérique

L’histoire du temps présent / Les Etats désunis d’Amérique
Charlottesville, août 2017: lors de la manifestation „Unite the Right“ un extrémiste de droite fonça dans une foule de contre-manifestants, tuant une femme Photo: dpa/ZUMA Wire/Go Nakamura

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Les manifestations, parfois violentes, qui ont suivi la mort de George Floyd ont rappelé à l’Amérique et au monde que les Etats-Unis ont aussi un passé qui ne passe pas. Les monuments commémorant la guerre de Sécession, déjà au centre d’une guerre mémorielle depuis des années, ont été une cible privilégiée des protestataires. Rien d’étonnant à cela, ces monuments ne sont pas les vestiges d’un passé révolu. Ils sont les éléments d’une mythologie qui a été construite des décennies après la guerre pour pleurer la „Cause perdue“ du Sud d’antan.

Le 17 juin 2015, un jeune terroriste d’extrême-droite abattait huit personnes dans une église de Caroline du Sud. Les victimes étaient toutes noires. Elles s’étaient réunies ce jour-là pour discuter de passages de la Bible. Leur assassin s’était fait passer pour un jeune chrétien en quête de sens, il avait même pris part à la conversation. Jusqu’au moment où il sortit une arme et tira.

L’enquête révéla que son geste avait pour but de déclencher une guerre raciale pour, selon sa vision du monde, rétablir la supériorité de la „race blanche“. Dans son ordinateur, les policiers découvrirent des photos sur lesquelles il posait fièrement, les armes à la main, devant le drapeau sudiste.

La guerre des mémoires

Ces images renflammèrent la polémique entre ceux qui voient dans ce drapeau un étendard du suprématisme blanc et ceux pour qui il représente un héritage culturel et historique. Les premiers l’emportèrent. Le 10 juillet 2015, il fut définitivement retiré du mât, en haut duquel il flottait depuis des décennies, face au Capitole de Caroline du Sud.

D’autres initiatives réclamant que des symboles confédérés soient retirés de l’espace public ont suivi – notamment les 700 monuments commémorant les soldats confédérés et leurs chefs. Ces initiatives ont très fortement polarisé l’opinion et parfois mené à des confrontations.

La plus dramatique a eu lieu le 12 août 2017 à Charlottesville, en Virginie. Ce jour-là, les défenseurs d’une statue du général Robert Lee, le principal chef de guerre sudiste, s’étaient réunis pour protester contre le projet de déboulonner celle-ci. Il y avait parmi eux des militants d’extrême-droite. Des contre-manifestants étaient venus leur faire face et la tension était vite montée. En début d’après-midi, un extrémiste de droite transforma sa voiture en arme et fonça dans la foule des contre-manifestants, tuant une femme.

Forcé de réagir, le président Trump se contenta de déclarer qu’à Charlottesville il y avait eu des gens bien des deux côtés. La situation en resta à ce statu quo malsain jusqu’au 25 mai 2020, lorsque George Floyd, un homme noir d’une quarantaine d’années, fut tué par un policier blanc. Cet événement provoqua une nouvelle vague de manifestations, parfois violentes, dans l’ensemble des Etats-Unis, durant lesquelles des monuments et statues confédérés furent de nouveau pris pour cible.

La Cause perdue

Les symboles ne sont jamais innocents, avoir du sens est leur raison d’être. Le drapeau et les monuments confédérés ne sont pas juste l’héritage d’une réalité passée, les vestiges objectifs d’une histoire – celle de la guerre de Sécession –, dont leur disparition ne nous permettrait plus de comprendre le sens. Ce sont des objets construits après coup pour baliser une mémoire forcément sélective.

Celle de la guerre civile américaine, qui est aujourd’hui fortement contestée et vivement débattue, a acquis les traits que nous lui connaissons aujourd’hui à peu près une génération après la fin des combats; une fois que les troupes d’occupation nordistes étaient rentrées chez elles et que les lois ségrégationnistes avaient restauré la subordination des noirs aux blancs, leur retirant dans les faits les droits qu’ils avaient en principe obtenus après la victoire de l’Union. La publication d’articles de l’ancien général confédéré Jubal Early, dans les années 1870, ou celle des mémoires de l’ancien président sudiste, Jefferson Davis, en 1881, posèrent les fondements d’un récit apologétique de la guerre appelé Lost Cause – la „Cause perdue“.

D’après ce récit, les états du Sud n’avaient pas fait sécession pour maintenir l’esclavage, mais pour défendre leurs droits souverains, menacés par le pouvoir despotique de Washington. Le Nord les avait alors attaqués, les écrasant de sa supériorité numérique et industrielle. La défaite était inévitable. Ils s’étaient cependant battus jusqu’au bout, de manière chevaleresque, pour défendre leur art de vivre, leur civilisation; cette hiérarchie voulue par Dieu qui imposait à des maîtres raffinés et bienveillants le devoir de traiter avec humanité ceux que leur naissance avait destiné à les servir et à leur appartenir.

La réconciliation des blancs aux dépens des noirs

L’objectif de ce récit était, malgré la défaite militaire, de réaffirmer la supériorité morale du Sud sur le Nord et la supériorité raciale des blancs sur les noirs. Pour imposer cette version de l’histoire à tout le monde, et tout particulièrement aux anciens esclaves, il ne suffisait pas de l’imprimer, il fallait aussi la matérialiser, la rendre présente dans les endroits fréquentés au quotidien, les rues principales, les places du marché, les esplanades des bâtiments publics.

C’est à cela que servirent les statues et les monuments confédérés. Une grande partie d’entre eux furent érigés à l’initiative d’associations comme celle des United Daughters of the Confederacy, entre les années 1890 et 1920, c’est-à-dire des décennies après la guerre de Sécession mais à une époque où ses vétérans disparurent progressivement.

Ce qui est frappant dans cette histoire, c’est qu’elle a été écrite par les perdants – et donc en accord avec les vainqueurs. Pour comprendre pourquoi, il faut s’intéresser à la manière dont ces derniers avaient perçu la guerre. Le président de l’Union, Abraham Lincoln, comme la majorité des habitants du Nord, estimait que l’esclavage était une institution immorale. Mais s’il était parti en guerre, ce n’était pas prioritairement pour émanciper les esclaves ni pour en faire des citoyens, mais pour restaurer l’unité du pays.

Après la guerre, refaire l’union resta l’objectif principal des successeurs de Lincoln et notamment de l’ancien général en chef des troupes du Nord, Ulysses Grant. Pour les réintégrer dans la nation, il fallait ménager les blancs du Sud, ne pas être trop dur avec eux – aucun des chefs sudistes ne fut par exemple poursuivi pour trahison. Après avoir admis leur défaite et accepté l’abolition de l’esclavage, les anciens confédérés purent récupérer le pouvoir dans les états du Sud, ainsi que la liberté de faire leur deuil et de raconter leur histoire comme bon leur semblait. La réconciliation des esclavagistes et des anti-esclavagistes s’est faite sur le dos des noirs.

La naissance d’une nation

La certitude que la race blanche était supérieure, que cette supériorité lui donnait une mission civilisatrice étaient, à la fin du 19e et au début du 20e siècles, des évidences partagées aussi bien au Nord qu’au Sud. La „Cause perdue“ entra ainsi sans problème dans le Canon mythologique américain, au côté notamment de la „Destinée manifeste“. Tout comme cette dernière, elle fut diffusée à travers l’ensemble de la nation, et même au-delà, par un nouveau mode de communication, qui allait devenir une industrie éminemment américaine, le cinéma.

En 1915 sortit la première superproduction hollywoodienne, „Naissance d’une nation“ (The Birth of a Nation), de David Griffith. Faisant siens tous les lieux communs de la „Cause perdue“, ce film célébrait le Ku Klux Klan, présenté comme un ordre de chevaliers masqués qui, après la guerre de Sécession, avaient sauvé le Sud des profiteurs yankees et des hordes d’assassins et de violeurs noirs.

Le film eut un impact énorme. Il ressuscita d’abord le Ku Klux Klan, qui avait entre-temps disparu, et lui permit de devenir une organisation présente à travers l’ensemble des Etats-Unis et plus uniquement dans le Sud. Il inventa aussi une imagerie, par la suite perçue comme une réalité historique: les cagoules pointues, les croix qui brûlent, etc. Enfin, il popularisa un autre symbole: le drapeau confédéré – qui n’a dans les faits jamais été le drapeau de la Confédération.

Ce fameux drapeau est inspiré de l’étendard de l’armée de Virginie du Nord, la principale mais non la seule armée de campagne sudiste, celle qui était commandée par Lee. Il s’agit toutefois d’une variation de cet étendard, puisqu’il est rectangulaire, pas carré comme l’original. Il fut donc popularisé par le film de Griffith, puis par un autre grand film hollywoodien: „Autant en emporte le vent“. C’est à partir de 1948 qu’il devint un symbole politique, en l’occurrence celui des opposants à la déségrégation des forces armées puis, plus largement, des opposants au mouvement des droits civiques.