Généalogie d’une guerreL’engagement polémique de Maxime Kantor au MNHA

Généalogie d’une guerre / L’engagement polémique de Maxime Kantor au MNHA
We are still on the top, Portfolio Vulcanus Atlas, 2010, lithographie en crayons de couleur, 90 x 60 cm, collection Maxim Kantor, Allemagne

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Dans le vif de la guerre et en solidarité avec l’Ukraine, le Musée national d’histoire et d’art (MNHA) a mis sur pied en un temps record une exposition de l’artiste dissident russe Maxim Kantor, qui depuis trente ans dénonce en mots et en images le système qui a permis l’arrivée et l’ascension de Poutine au pouvoir. La polémique ne s’est pas fait attendre.

En décidant de consacrer une exposition en un lien avec le conflit en Ukraine, le MNHA savait qu’il aurait forcément tort. Mais il ne pouvait pas affirmer certitude aux yeux de qui. De prime abord, au sortir d’une exposition sur le colonialisme qui pesait ses mots, avec justesse, on pouvait s’interroger sur le choix d’une exposition qui prend la peine de dénoncer le régime russe sans s’attarder en contrepartie sur l’expansionnisme de l’OTAN. Mais c’était oublier que le MNHA n’a pas qu’une mission pédagogique, mais est aussi là pour exposer les Beaux-Arts, y compris ceux qui ne renoncent pas à l’engagement politique.

On pouvait aussi critiquer le choix du titre „Rape of Europe“, et l’irruption du genre là où il n’a pas à sa place, comme l’a fait notre collègue, Christine Lauer dans ces colonnes (notre édition du 30 avril). Proposer à un artiste russe de s’exprimer à l’heure où tout ressortissant du pays qui a agressé l’Ukraine se voit priver de possibilité de s’exprimer pouvait paraître audacieux et éveiller les critiques de ceux qui veulent le maintien d’une ligne dure d’ostracisation. À ce sujet, le directeur du MNHA et initiateur de l’exposition Michel Polfer ne voit pas pourquoi on boycotterait tous les ressortissants de ce pays. „L’Occident ne peut le faire sans abandonner ses valeurs essentielles, parce qu’il y a un régime criminel en place en Russie et que la Russie mène une guerre illégale en Ukraine. Tous les Russes au monde ne sont pas des salauds.“ 

„Un commentaire“

Le musée s’est demandé ce qu’il devait et pouvait faire après l’éclatement de la guerre en Luxembourg. Pour que l’exposition voie le jour, il aura d’ailleurs fallu deux hasards du calendrier. D’abord une aile du 4e étage, vis-à-vis de celle qui abrite l’exposition consacrée au colonialisme, était en rénovation et donc disponible pour une exposition improvisée. Ensuite, le MNHA était déjà en contact en vue d’une rétrospective fin 2023 avec cet artiste très connu et collectionné au Luxembourg (et qui a récemment achevé un triptyque dans la chapelle du séminaire de Luxembourg). Il a donc été décidé, en quelques semaines, de montrer un aperçu conséquent de sa production en accrochant 60 œuvres, qui étaient son engagement depuis trois décennies contre le régime russe.

L’exposition est pensée comme un „commentaire sur ce qui se passe sans traiter de l’Ukraine ni du conflit actuel“, explique Michel Polfer. „On n’est pas dans une démarche historique, analytique qui essaie de montrer la complexité, les origines et les conséquences d’une certaine période“, précise-t-il. „Ici, il y a un artiste qui, depuis plus de 30 ans, met en garde contre le régime à la fois économique, politique et social qui se développe en Russie et les dangers que cela représente pour les Russes d’abord et les Européens ensuite.“ 

D’un point de vue artistique, il n’y a aucune ambiguïté quant au regard critique que porte l’artiste sur le régime russe ni sur l’intérêt esthétique des œuvres. Maxim Kantor qui se présente en „héritier de la tradition humaniste et anti-étatique de la culture russe représentée par Tolstoi et Pasternak“, réitère d’ailleurs ses critiques, dans le catalogue de l’exposition. „Poutine a été porté au pouvoir non pas par un peuple russe sauvage, mais par le néolibéralisme. Le régime a été créé par les néolibéraux russes – avec l’approbation et l’encouragement des financiers et néo-libéraux de l’Ouest“, écrit-il. Il espère la fin la plus rapide du conflit et que soient traduits devant un tribunal international tous ceux qui ont profité d’un régime, qui a fait d’une propriété publique une propriété d’Etat partagée, privatisée ensuite parmi les fidèles. Il y mène aussi une critique d’un art contemporain dont chaque artiste pense que „sa position sur le marché de l’art est le principal critère pour sa pertinence“, tandis que le mécanisme du marché de l’art aurait „transformé les banquiers en artistes au service d’un tyran“.

Amalgames

Michel Polfer s’attendait à des critiques, mais pas à ce que les plus vigoureuses viennent de l’association luxembourgeoise d’Ukrainiens, LUkraine asbl. Les organes de presse luxembourgeois ont reçu une lettre ouverte de l’association dénonçant la duplicité du MNHA. Ce n’est pas en raison des œuvres exposées, mais d’un propos tenu par Maxim Kantor en amont de l’exposition, lequel disait qu’une partie du gain de la vente d’une œuvre serait équitablement reversé aux familles de victimes ukrainiennes et familles de victimes russes. L’artiste voulait montrer la même compassion pour les victimes des deux bords, les victimes russes ayant été „trompées par la propagande“. „Ceux qui ont perpétré les massacres n’ont pas été „trompés par la propagande“, rétorquait la lettre de LUkraine signée de son président, Nicolas Zharov. Dans l’incapacité de trier entre soldats innocents et soldats criminels, Maxim Kantor mettrait ainsi tortionnaires et torturés, violeurs et violées sur un pied d’égalité. Ainsi, la moitié des revenus qu’aurait rapportés l’exposition pourraient théoriquement aller dans les poches de familles de criminels de guerre et même par le jeu de la fiscalité participer à l’effort de guerre russe. Le MNHA et Michel Polfer s’en rendraient „inconsciemment complices“ d’une justification de crimes de guerre et du financement du „viol de l’Europe“, comme le titre de l’exposition le dénonce.

Michel Polfer connaissait l’argumentaire. C’était le même qui lui était arrivé par lettre d’Ukraine d’abord, puis de l’ambassade d’Ukraine en Belgique ensuite, explique-t-il. A chaque fois, le directeur du musée s’est expliqué sans n’obtenir ni réponse ni accusé de réception à ses envois. Il a notamment rappelé que l’entrée à l’exposition était gratuite, que l’artiste ne perçoit aucun honoraire pour cette exposition et que les revenus dont il parlait sont ceux de la vente d’un tableau. Les visiteurs peuvent faire un don à la Croix-Rouge.

Michel Polfer comprend qu’il y ait pu voir erreur, mais pas qu’on y persiste. „Je comprends que les Ukrainiens en Ukraine et ceux partout dans le monde sont dans un état d’esprit d’exception, dans une crise psychologique, sous pression. Je comprends qu’il y ait des réactions spontanées, agressives. Mais une fois que les faits sont sur la table, il faudrait arrêter et se demander quels intérêts on sert en essayant de saboter une exposition qui critique le régime de Poutine. On peut être en désaccord avec tout mais pas avec le fait que cette exposition ne contient que des œuvres qui critiquent le régime actuel en Russie“, tonne-t-il, sans décolérer que la lettre ouverte ait pu être reprise sans vérification dans un journal grand public luxembourgeois (qui n’est pas le Tageblatt).

Hier encore, l’association LUkraine relayait le propos d’un critique d’art ukrainien demandant à ce que le terme d’Ukraine disparaisse de toute communication du musée. Preuve la plus récente de la difficulté d’organiser une exposition sur un conflit en cours quand les émotions sont à vif.

Pour se faire une idée

The rape of Europe – Maxim Kantor on Putin’s Russia (works 1992-2022)
Entrée libre du mardi au dimanche de 10 à 18 h (20 h le jeudi)
Jusqu’au 16 octobre au Musée national d’histoire et d’art