La communauté juive du Luxembourg avant 1940 était composée d’individus aux profils très divers, certains pauvres et d’autres non, certains de nationalité luxembourgeoise et d’autres non, certains installés au Grand-Duché depuis des décennies et d’autres arrivés récemment après un exil forcé d’Allemagne ou d’Autriche. Au sein de ce groupe se trouvaient les membres de la famille Gelber qui étaient de nationalité polonaise mais parfaitement intégrés et menaient une vie aisée dans la capitale du Grand-Duché. Nous en trouvons notamment l’écho dans le témoignage de Lily Gelber, née le 5 août 1923 à Saarbrücken, recueilli par l’USC Shoah Foundation en 19961).
A l’origine de la présence de cette famille au Luxembourg se trouvait Benach Gelber, dit Benjamin ou Benno, originaire de Przeworsk, en Galicie2). Arrivé à Saarbrücken en 1906 puis au Luxembourg en 1915, Benjamin travailla dans un magasin de chaussures puis comme représentant de commerce.
Après un passage dans l’armée austro-hongroise il revint au Luxembourg en 1918 et épousa alors Bronia, née Springut, originaire de Galicie comme lui. En 1919 le couple déménagea à Trèves où naquit leur premier enfant, Max, le 31 octobre 1920, puis à Saarbrücken où naquit leur fille Lily. Benjamin y dirigea un magasin de chaussures avec son frère Jacob, mais en 1926 ils firent le choix de déplacer leur entreprise à Luxembourg, avenue de la Gare, sous le nom Schuhhaus Das Muss Man Seh’n3). En 1932 cette société fut dissoute et Benjamin créa – désormais sous sa seule direction – l’entreprise Schuhhaus Gelber & Co. Située au 7 avenue de la Gare, elle était d’après les souvenirs de Lily tout à fait florissante. Ceci est confirmé par le mode de vie de la famille, qui vivait alors dans une demeure bourgeoise cossue et passait ses vacances à Ostende avec la bonne société luxembourgeoise. S’ils se définissaient comme très pratiquants – Benjamin est l’un des cofondateurs de la synagogue orthodoxe Beth Am Ivri et les enfants sont membres de l’organisation de jeunesse sioniste HaNoar HaTzioni – Lily et son frère Max allaient à l’école primaire publique luxembourgeoise où la plupart de leurs amis n’étaient pas juifs et ne témoignaient d’aucun antisémitisme. Lily étudia ensuite dans une école professionnelle et à l’issue de ses études fréquenta même pendant un an une finishing school en Italie. Benjamin se signalait également par l’aide charitable qu’il apportait à de nombreuses personnes.
Les biens pillés
Il s’agissait donc d’une famille très aisée, très intégrée, et si le décès de son père en 1935 amena la famille à s’installer dans un logement plus petit (1 rue Beethoven, au coin avec la rue de Gasperich), leur niveau de vie resta le même jusqu’à ce qu’ils soient réveillés par le défilé des troupes allemandes en bas de leur immeuble au matin du 10 mai 1940. A cette date, l’ainé, Max, avait déjà rejoint la Légion étrangère française. Restés au Luxembourg, Bronia et sa fille Lily ainsi que la sœur de Bronia, Gisela Rudow-Springut et ses trois enfants furent déportés dans le ghetto de Litzmannstadt le 16 octobre 1941. Gisela et ses enfants furent ensuite envoyés à Treblinka où ils sont assassinés en 1942. En dépit de leur internement et du travail forcé dans les camps d’Auschwitz, Birkenau, Bromlitz, Bergen-Belsen et Elsnig, Bronia et Lily survécurent à la guerre, tout comme Max. Elles reviennent alors au Luxembourg et tentent de récupérer les éléments subsistants de leur vie passée. Dans l’immédiat après-guerre, deux solutions s’offrent à elles: tenter de retrouver les objets pillés dans leur appartement et engager des demandes d’indemnisation.
Selon le témoignage livré par Lily en 1996 à la Shoah Foundation, les Gelber possédaient de nombreux objets de luxe, disparus notamment lors de pillages4). A la fin du témoignage, Lily présente ainsi un portrait d’elle réalisé en 1932 par Walter Helmrich. Ce n’est pas une œuvre anodine: volé par des collaborateurs des nazis, le tableau fut retrouvé après-guerre avec plusieurs autres œuvres d’art qui se trouvaient dans leur appartement. La famille Gelber a pu faire la preuve de sa propriété grâce à une photographie prise lors du mariage en février 1940 d’un couple d’amis, des réfugiés arrivés en 1938 au Luxembourg. La réception du mariage avait eu lieu chez les Gelber, et en arrière-plan de l’image plusieurs tableaux qui ornaient la salle à manger sont visibles dont le portrait de Lily à l’âge de huit ans.

Parallèlement le 21 novembre 1945, Bronia Gelber-Springut dépose à l’Office des dommages de guerre une „demande d’indemnisation pour un dommage de guerre matériel au mobilier et aux objets usuels“, accompagnée d’un „inventaire des meubles enlevés par l’ennemi chez la veuve B. Gelber-Springut“, d’une valeur estimée à 543.000 francs (prix d’avant-guerre).5)
Cet inventaire donne un aperçu détaillé du contenu de leur logement, et ainsi du type d’intérieur dans lequel évoluait la haute bourgeoisie juive luxembourgeoise de l’entre-deux-guerres. Outre les objets en cristal et les tableaux dont la photographie de 1940 donnait un aperçu, l’inventaire mentionne entre autres une riche bibliothèque, un gramophone électrique et un piano. Ces objets ne sont pas que l’expression d’une aisance économique mais bien d’une affirmation de leur intégration et de leur réussite sociale. Par leur décor intérieur, leurs livres ou leur choix d’envoyer leur fille dans une finishing school en Italie, les Gelber mettent en avant une certaine réussite, reproduisant des codes socioculturels issus de l’aristocratie.
Un cas emblématique
Le cas des Gelber est représentatif des nombreuses ramifications de la recherche de provenance. Outre les divers champs de recherche concernés, la dépossession s’exprime à toutes les étapes de la persécution, jusqu’en déportation: certains biens sont pillés, d’autres spoliés, d’autres enfin saisis sur Bronia et Lily à leur arrivée dans les camps.
Le traitement de ce dossier montre également pourquoi, 80 ans après, cette question appelle toujours des réponses. Car après plus de 16 années de procédure, le 7 décembre 1961, le Service des dommages de guerre clôture le dossier avec ces notes laconiques: „de nat. polonaise; refus; sur la base de l § 1“. En effet, sur la base de cet article de la loi sur les dommages de guerre du 25 février 1950, seules les personnes de nationalité luxembourgeoise peuvent prétendre à une indemnisation. L’affaire est classée, du moins pour l’Etat. Certains de ces objets étaient pourtant identifiables, et le sont encore aujourd‘hui.
Dès lors, les retrouver n’est pas seulement une question de restitution matérielle, ou même d’indemnisation. Il s’agit de rendre aux familles une partie de leur passé, de rétablir un lien brisé par l’Histoire.
Blandine Landau est actuellement chercheuse post-doctorale au Zentrum fir politesch Bildung (Luxembourg) et au Centre de recherches historiques – EHESS (Paris). Sa thèse de doctorat portait sur la dépossession des personnes considérées comme juives au Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale (Université du Luxembourg – EHESS).
Denis Scuto est le directeur adjoint du Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C2DH) et a rédigé avec Maja Veyrat-Andert la notice biographique sur la famille Gelber-Springut pour le Mémorial digital de la Shoah au Luxembourg (https://memorialshoah.lu/de/story/0131-gelber-springut).
Série du Tageblatt: La spoliation des biens juifs au Luxembourg (7)
Le 27 janvier 2021, le gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg et les Communautés juives, représentées par le Consistoire israélite du Luxembourg, ont signé un accord relatif aux questions non résolues dans le cadre des spoliations de biens juifs liées à la Shoah. Dans ce cadre sont prévues e. a. une recherche universitaire indépendante sur la spoliation de biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale dans le Luxembourg sous occupation nazie et une recherche de provenance sur la présence éventuelle d’œuvres d’art et autres biens culturels spoliés aux Juifs, dans les institutions suivantes: Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art (MNAHA), les collections de la Villa Vauban-Musée d’art de la Ville et la Bibliothèque nationale du Luxembourg (BNL).
1) Friedrich (née Gelber), Lily. Interview 15125. Interviewée par Diane C. Weinreich. Visual History Archive, USC Shoah Foundation, 9 mai 1996. https://vha.usc.edu/testimony/15125?from=search&seg=3&op=shr. Consultée le 13.8.2023.
2) Pour la biographie de la famille, voir la fiche Benjamin Gelber (1894-1935), Bronislawa Springut (1895-1980), Max Gelber (1920-1988), Lily Gelber (1923-2014) rédigée par Maja Veyrat-Andert et Denis Scuto, https://memorialshoah.lu/en/story/0131-gelber-springut#fnref-5. Consultée le 13.8.2023.
3) Société en nom collectif Schuhhaus Das Muss Man Seh’n, Gelber et Compagnie, Mémorial du Grand-Duché de Luxembourg, 20.10.1926, p. 533.
4) USC Shoah Foundation, témoignage de Lily Friedrich née Gelber recueilli le 9.5.1996, n°15125 sur la persécution de la famille Gelber en général et de Lily en particulier, voir également la fiche sur les Gelber-Springut rédigée par Maja Andert et Denis Scuto déjà citée.
5) ANLux, Dommages de guerre, DG2DOS-01171/N°60430, Gelber Bronislawa.
De Maart
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